CADRE FINANCIER 2021-2027 : ILLUSION DÉMOCRATIQUE, STOP OU ENCORE ?

Cadre financier 2021-2027 : illusion démocratique, stop ou encore ?

 

Le Parlement européen se différencie des parlements des nations démocratiques en ce qu’il n’a pas la main sur les ressources du budget. Les gouvernements des Etats membres tiennent serrés les cordons de la bourse en fixant eux-mêmes les contributions qu’ils consentent à verser. Toute négociation étant génératrice de surenchères et de concessions, il est convenu que le grand débat n’aurait lieu que tous les sept ans, à l’occasion de l’accord sur le projet de cadre financier pluriannuel (CFP). Révélateur d’une ambition contenue, le budget européen plafonne à 1% des richesses produites par les pays de l’Union. Les ressources issues des budgets nationaux font l’objet d’une large redistribution au profit des contributeurs, laissant peu de place aux actions communes et autres « biens publics européens ». Héritage des temps d’ouverture des frontières où il fallait compenser la fragilisation des filières agricoles ou de certains territoires en retard de développement. Dans ce contexte, les députés sont à la peine pour démontrer que l’Union n’est pas qu’une organisation internationale hantée par les égoïsmes nationaux et la volonté, en termes de moyens, de camper sur le minimum syndical.  Au fil des traités, avec une belle détermination, le Parlement grapille du pouvoir et entend prouver qu’en matière budgétaire il n’est pas complice d’un simulacre. Exercice difficile avec des prérogatives qui se limitent à autoriser et contrôler les dépenses dont le volume global est rigoureusement plafonné. La préparation du CFP 2021-2027 révèle l’urgence de lever les masques et artifices qui entretiennent une illusion démocratique.

 

Parlement en quête de pouvoir budgétaire  

Les procédures budgétaires annuelles, au lendemain de l’élection des députés au suffrage direct, en 1979, ont été d’emblée source de conflits entre le Conseil et le Parlement avide d’identité et d’influence. Pour pacifier ces discussions, le premier « paquet Delors » a introduit en 1988 la pratique des « perspectives financières ». Fruit d’un accord interinstitutionnel, il s’apparentait toutefois à une autolimitation des prérogatives parlementaires par un verrouillage visant à calmer les pulsions dépensières. Avancée cadenassée qui a quand même fait naître l’espoir d’une capacité à infléchir les termes d’un accord politique réservé jusque-là aux seuls chefs d’Etat ou de gouvernement réunis en Conseil européen Achevant le processus, le traité de Lisbonne a donné un nom au corset et défini sa fonction : « le cadre financier pluriannuel vise à assurer l’évolution ordonnée des dépenses dans la limite des ressources propres… Le budget annuel respecte le cadre financier pluriannuel ». Le Parlement est partie prenante, il dispose d’un pouvoir d’approbation, équivalent à un droit de veto. Ces nouvelles dispositions n’ont réellement pris corps qu’à l’expiration du CFP 2007-2013. Première occasion pour lui de tester son pouvoir d’approuver ou de rejeter la décision unanime des membres du Conseil « Affaires générales » composé par les ministres des affaires étrangères. Instance diplomatique soumise aux chefs d’Etat ou de gouvernement, sans marges de manœuvre suffisantes pour négocier. Les volumes de dépenses étant ainsi plafonnés par programmes, l’engagement des crédits et les payements nécessitent des textes réglementaires soumis à la codécision. A ce stade, les députés peuvent exercer leur droit d’amendement tout en redoutant que l’accord unanime sur les volumes ait été conditionné par la satisfaction de certaines exigences d’un ou plusieurs pays, autant de diktats empiétant sur le champ législatif.

Fin 2013, sous présidence irlandaise, le projet de CFP 2014-2020 dût se plier aux injonctions du Premier ministre britannique, David Cameron, et limiter strictement son volume à 1% du PIB des 28. Le président de la commission des budgets, Alain Lamassoure, et ses collègues de l’époque, de même que le président du Parlement, Martin Schulz, qui en avait fait une affaire personnelle, n’avaient pas ménagé leur peine face au Conseil.  Au stade ultime, le couperet est tombé. Budget étriqué, doté de maigres marges de flexibilité, arrachées par le Parlement, privant l’Union de tout moyen significatif en cas de circonstances imprévues ou de situations de crise. En guise de consolation, pour sauver l’honneur du Parlement et saluer son opiniâtreté, il fut convenu que ce CFP ferait l’objet d’une révision à mi-parcours et qu’en outre, un groupe de personnalités de haut niveau plancherait sur l’avènement de nouvelles ressources propres. Habillage classique pour conclure une négociation dont l’issue reste dans la main de celui qui paye.

Avant la révision à mi-parcours, les flexibilités montrent vite leur nécessité et leurs limites : la volonté de relancer l’investissement (plan Juncker) et la crise déclenchée par les migrations massives de 2015 les épuisent rapidement. C’est alors que vient la révision promise. Le Parlement a tous les arguments en main pour souligner l’inadéquation du CFP aux évènements. Il rappelle que la rigidité aboutit à des contournements malsains. Nécessité faisant loi, les fonds dédiés et autres instruments financiers se sont multipliés, générant une véritable « galaxie » autour du budget de l’Union. Le principe d’unité budgétaire est ainsi allègrement piétiné. Pratiques déjà anciennes souvent improvisées au détriment de la lisibilité due aux citoyens. Le Conseil est si réservé qu’il ouvre en préambule un débat sémantique : révision ou revue ?  Au-delà de la rhétorique de circonstance et des « éléments de langage », le Conseil impose sa loi. Pas question de desserrer les cordons de la bourse. Faute de moyens budgétaires, l’Europe se montre impuissante face aux crises. Triste constat pour Jean-Claude Juncker qui s’était proclamé, lors de son investiture, « Président de la Commission de la dernière chance ». Au Parlement, sous l’influence du duopole PPE et S&D, majoritaire depuis 1979, l’entente est de mise pour convenir, au stade ultime des négociations, d’un alignement sur la position du Conseil.

Quant au groupe sur les ressources propres, composé de représentants du Conseil, du Parlement et de la Commission, présidé par Mario Monti, il rend public son rapport de constats et de propositions en décembre 2016. Avec sagesse, il stigmatise l’illisibilité du budget de l’Union, souligne la nécessité d’établir un lien entre les actions conduites et les ressources qui les financent et met en garde contre l’idée que de nouvelles ressources propres pourraient accroître mécaniquement les moyens financiers. Judicieux rappel de l’exigence de neutralité fiscale. Elles ont pour objet de réduire la contribution des Etats membres et d’alléger leur tutelle. La tyrannie du « juste retour », (combien je paye, combien je reçois) doit cesser.

 

CFP 2021-2027, quel budget pour quelle Europe ?

L’adoption du CFP 2021-2027 vient d’entrer dans sa phase finale. Paroxysme d’un rapport de forces jusqu’à maintenant très inégalitaire. C’est l’aboutissement d’une longue mise sous tension impulsée dès le début de la mandature précédente. Echaudé par les déconvenues de 2013, la brutale et arbitraire adoption du CFP 2014-2020, le Parlement installé en juillet 2014 entend desserrer l’étau et déjouer tout piège. Pour faire pression sur le Conseil et la Commission, il exprime au plus tôt sa propre vision et prend les devants. Dès 2014, la commission des budgets (BUDG) désigne deux rapporteurs CFP et deux rapporteurs « ressources propres ». Les autres commissions sectorielles sont associées à la construction d’un budget crédible à la mesure des défis du futur. Le dispositif en place doit permettre au Parlement de défier les deux autres acteurs, la Commission et le Conseil, inégalement mobilisés. La première, dont le rôle est central, devait initialement publier ses propositions dès l’automne 2017. L’échéance est décalée au printemps suivant du fait des incertitudes que le Brexit fait peser sur le budget. Le traité la charge de donner à l’Union européenne « les moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs et pour mener à bien ses politiques ». Responsabilité vitale et anticipatoire puisque le budget et les programmes sont bouclés pour sept ans. A cette époque, Juncker et le commissaire chargé du budget, Gunther Oettinger, alertent et soulignent qu’il s’agit avant tout de définir l’Europe que nous voulons. Conséquents, ils diffusent et mettent en débat livre blanc et « reflection paper », scénarii à l’appui (le plus ambitieux hisse la barre à 1,2% du PIB). A l’automne, le collège des commissaires s’autorise à concevoir un budget contenu entre 1,1 et 1,2% du PIB, donnant suite à une promesse hardie du président Juncker dans son récent discours de septembre sur l’état de l’Union. Sur sa lancée, la Commission livre au Sommet informel des dirigeants politiques une communication alerte et volontariste. Le Parlement déterminé et la Commission diligente sont à la manœuvre. Cet activisme laisse le Conseil indifférent, peu enclin à faire connaître une position qui ne sera arrêtée qu’au dernier moment. Etonnante procrastination. Il s’agit pourtant, dans une globalisation instable et de moins en moins prévisible, de fixer les moyens et de forger les instruments d’action pour une période longue. Année par année les plafonds sont arrêtés par catégories de dépenses et par programmes. Les défis et les enjeux sont lourds, rien n’y fait, impossible de percevoir la vision, le projet, le dessein du Conseil. Le scénario qui se profile prend des allures de déjà-vu. Comment s’en échapper ?

A défaut d’un débat politique sur l’avenir et les priorités de l’Union, les travaux préparatoires s’enchaînent et s’intensifient. La Commission ne tarde pas à sombrer dans le « Brexit gap », oubliant ses audaces et procède soudainement à des ajustements frileux. Fidèles aux usages, les protagonistes vont d’emblée dans les considérations techniques, les bases légales, les procédures, la technocratie, sans prendre le temps de passer par la case politique et tenter de répondre à la question « quel budget pour quelle Europe ? ». Pressé par la Commission, Oettinger se démène avec l’espoir de conclure le CFP avant les élections de mai 2019. D’où le renoncement à toute ambition afin de trouver rapidement un terrain d’atterrissage acceptable par le Conseil.  Espoir étonnamment partagé par le Parlement devenu fébrile, comme si la majorité sortante redoutait les options d’une nouvelle majorité. De bonnes raisons sont néanmoins invoquées. Le vote tardif du CFP 2014-2020 a eu des conséquences préjudiciables. Les opérateurs n’ont pu s’approprier les nouveaux programmes immédiatement, reportant dans le temps la réalisation de projets attendus. Situation paradoxale alors que l’Europe souffrait d’un déficit d’investissements. Par ailleurs, si le CFP et les programmes nécessaires à sa mise en oeuvre ne sont pas bouclés avant les élections, les nouveaux députés auront besoin de temps pour prendre position. Et l’accord, comme en 2013, ne sera conclu qu’à la veille du lancement du nouveau CFP, produisant les mêmes retards et inerties dommageables. Ce qui était redouté est en train de se concrétiser. L’entonnoir est en place pour écarter toute alternative à la volonté du conseil.  Cela étant, au lendemain de son renouvellement, le Parlement ne serait-il pas dans son bon droit s’il demandait un report d’échéance ?

Pendant la gestation de la Commission, le précédent Parlement a pris les devants et fait connaître ses attentes par le vote d’une résolution dès le 10 octobre 2017. Il brise le plafond du 1% du PIB. Avec 1,3%, les enveloppes de la cohésion et de la PAC seront maintenues, les crédits alloués à la recherche, à la cohésion sociale, au climat et à l’environnement seront revalorisés. Erasmus+ pourra être triplé. Le Brexit est pris en compte, augurant une perte annuelle d’une douzaine de milliards d’euros. Corrélativement, la fin du « chèque britannique » négocié en son temps par Margareth Thatcher doit s’accompagner de la disparition des rabais consentis à certains pays (Allemagne, Autriche, Danemark, Pays-Bas) sur un modèle désormais périmé.

Le temps presse. Le moment stratégique arrive enfin. Les propositions CFP 2021-2027 de la Commission sont rendues publiques le 2 mai 2018, complétées dans les semaines suivantes par les propositions législatives de programmes. Le volume global atteint 1,11% du PIB par une astuce de présentation. L’agrégation dans le CFP du Fonds Européen de Développement, jalousement tenu à l’écart par ses gestionnaires, améliore le pourcentage optique de +0,03. Le Parlement est prompt à dénoncer les habillages flatteurs. Déçu par les coups de rabot infligés à la PAC et à la cohésion, il revient à la charge avec un rapport intérimaire qu’il vote en novembre 2018. Pour la première fois dans le processus CFP, le Parlement précise ses objectifs et les chiffre, programme par programme. Outre les crédits ainsi détaillés, il décrit les nouvelles ressources propres à percevoir (produit des droits d’émission de CO2, taxe carbone sur les importations, impôt sur les bénéfices des sociétés commerciales). Evidemment, ces ressources seront assises et recouvrées par les Etats dont la souveraineté fiscale sera respectée. Pour y parvenir, les législations nationales devront transcrire les dispositions nécessaires. Le produit collecté sera reversé à l’Union, à l’exemple des droits de douane perçus sur les importations provenant de pays tiers. La raison doit se nourrir d’un brin d’utopie pour faire progresser la cause européenne. Le Parlement est dans son rôle. Il provoque judicieusement le sanctuaire de la souveraineté fiscale.

Entre temps, le Conseil européen de décembre écarte tout accord avant l’automne 2019, sous présidence finlandaise. Les tenants du vote avant élections en sont marris. Cet ajournement à une échéance post-électorale permet momentanément au commissaire Oettinger de caresser encore l’espoir qu’il pourrait obtenir un accord avant la fin de son propre mandat prévue au 1er novembre. Il en faut plus pour décourager les députés. Pendant ces mois précédant l’élection, la mobilisation est maximale pour se faire entendre du Conseil. Placé sous l’autorité du Président de l’Assemblée, un groupe de suivi des avancées réunit président, rapporteurs et coordinateurs de BUDG. Sa composition gage la pluralité politique. Cette instance ad hoc délègue au président de la commission et aux rapporteurs la mission de rencontrer la présidence du Conseil Affaires générales à la veille et à l’issue de chacune de ses réunions mensuelles pour évaluer les progrès attendus et obtenus. Ce faisant, tout est tenté pour pénétrer les fameuses « boîtes de négociation » qui fractionnent, au sein du Conseil, la négociation par sous-ensembles. Les négociateurs du Parlement n’entendent pas rester les bras croisés et réagissent immédiatement à chaque nouvelle boîte de négociation par une version explicite de leurs positions et objections. En temps réel, ils portent à la connaissance du Conseil les lignes rouges des députés. Lignes concertées entre BUDG et les commissions sectorielles. S’y trouvent mêlés des éléments de la compétence exclusive du Conseil, le CFP, et d’autres soumis à la codécision législative, les programmes. L’objectif étant d’éviter au Parlement, un beau matin, de découvrir un accord global dont tous les termes ont cessé d’être négociables. Ces rencontres n’ont pas dissipé la perplexité des parlementaires tant leurs interlocuteurs, parfois le ministre, souvent l’ambassadeur, se sont livrés à un exercice d’exquise courtoisie privée de contenu politique et de convictions.

Pour aller jusqu’au bout de leur détermination, le président et les rapporteurs de BUDG acceptent, à l’invitation de la présidence roumaine, de se rendent à Bucarest, le 12 mars 2019. Devant les diplomates représentant des pays membres, quelques ministres, des ambassadeurs ou des hauts fonctionnaires, signe du relatif intérêt politique de la réunion, les positions du Parlement sont une fois encore rappelées avec insistance. En écho les députés entendent les réactions et commentaires généraux, déconcertant de conformisme et de banalité. Etrange impression d’être témoins d’un échange entre les membres d’un club à propos de la fixation des prochaines cotisations. Rien de nouveau, manifestement les chefs d’Etat ou de gouvernement ne sont pas encore entrés dans la discussion. Il faut en conclure qu’il est urgent d’attendre que les fonctionnaires, experts budgétaires et diplomates, se soient mis d’accord pour concilier les vues des « net contributeurs » (les pays qui versent plus que ce qu’ils reçoivent, ils sont 9 avec le Royaume-Uni) avec celles des « amis de la cohésion » (ceux qui empochent plus que ce qu’il leur en coûte). Ayons bien à l’esprit que le budget de l’UE est d’abord et essentiellement une redistribution de crédits, plus des deux tiers, et que les Etats sont convenus de ne faire conjointement que le strict minimum.

 

L’arme parlementaire du « plan de contingence »

Résolument offensif au plan méthodologique, le Parlement n’est pas parvenu à s’extraire des sentiers battus quant au contenu de sa proposition. Pas de vision novatrice, pas d’arbitrage courageux, pas de hiérarchie dans les priorités. Bref, tout se résume à « Plus d’argent ». Quant aux nouvelles ressources propres, elles soulignent l’aspect chimérique du système. Dans ces conditions, il est difficile d’impacter les propositions de la Commission qui constituent la base et la trame des négociations décisives. Au Parlement, elles ont eu l’effet d’une douche froide en ce que le volume global ne brise que marginalement le plafond de 1% du PIB. En outre, ouvrant de nouvelles actions dans les domaines de la Défense, du contrôle des migrations, de la recherche et de l’intelligence artificielle, du soutien à la zone euro, du climat, il a fallu réduire les allocations réservées aux deux « vaches sacrées » que sont la PAC et la politique de cohésion (fonds de développement régional, fonds social européen). Fatalement, après mise en lumière des astuces de présentation, est venue la comparaison des crédits d’un CFP à l’autre. Bataille de chiffres compliquée-, euros constants ou euros courants, nouvelle structure du budget, sept rubriques et non plus cinq, 37 programmes en remplacement de 52. Les programmes sont regroupés en 14 « Clusters » par types d’actions (Cf. tableaux annexes). Chaque rubrique comprend un ou plusieurs clusters. Ainsi, par exemple, la rubrique « ressources naturelles et environnement » comporte deux clusters : « Agriculture et pêche », « Environnement et Action pour le climat ». Ces innovations dans la présentation répondent au souhait du Parlement. Elles constituent un incontestable progrès facilitant la lisibilité. La redistribution via PAC et politique de cohésion passe de près de 70% à 65%. Deux nouvelles rubriques sont affichées : « Migrations et gestion des frontières » et « Sécurité et défense ». Autre innovation, la conditionnalité des aides versées aux Etats au titre de la cohésion. Elle vise à prévenir la transgression des valeurs et règles de l’état de droit. Dit autrement, tout manquement au respect des dispositions contenues dans la charte des valeurs de l’Union suspend l’octroi des subsides européens. Novation certes judicieuse mais dont chacun mesure le caractère clivant à la veille d’une décision prise à l’unanimité.

A l’approche de la conclusion, les marges se rétrécissent. La présidence finlandaise, à l’automne 2019, un an et demi après la proposition de la Commission, a enfin sorti le Conseil de son inertie. Ce faisant, elle a ramené le plafond à 1,07% du PIB à 27, opérant un coup de rabot linéaire sur toutes les rubriques proposées par la Commission. N’y échappent que la PAC et la cohésion déjà sérieusement toisées par la Commission. Elle se donne comme priorités d’allouer plus de moyens aux nouveaux programmes et actions, de rééquilibrer les sommes dédiées à l’agriculture et au développement rural par rapport à la cohésion et, suivant en cela le leitmotiv de tout Conseil, d’alléger les dépenses administratives. Apparemment résignée, la Commission approuve les améliorations relatives aux sujets transversaux tels que la conditionnalité liée au respect de l’état de droit, la protection du climat, la convergence externe, la valeur ajoutée des dépenses. En revanche, elle critique les coupes dans certains programmes et regrette le manque d’ambition sur les instruments de flexibilité et les nouvelles réglementations des programmes. Tonalité plus que réservée du côté des représentants permanents des différents pays, ambassadeurs et hauts fonctionnaires nationaux. Les contributeurs nets jugent le volume trop élevé et demandent le maintien à 1% du PIB, alors que les Amis de la cohésion l’estiment trop faible. Accueil assez favorable pour la position claire et ferme en faveur de la conditionnalité respect des règles état de droit et approbation de la suppression des rabais à l’exception des pays qui en bénéficient. Autant de critiques acrimonieuses augurant un Conseil européen désastreux en février. Branle-bas de combat au Parlement, en décembre, la conférence des présidents des groupes politiques décide de « suspendre les négociations sur les programmes sectoriels », au motif qu’il n’est plus possible de parler sérieusement des objectifs des programmes tant les enveloppes sont menacées.

Les propositions du nouveau président du Conseil européen, Charles Michel, sont attendues avec l’espoir renforcé par l’élection d’Ursula Von der Leyen à la présidence de la Commission. Leur agenda est au diapason : Green deal, économie numérique, Europe géopolitique. Sans oublier les engagements précis pris tout récemment devant le Parlement. A la stupéfaction des députés, la Commission se range du côté du Conseil et Charles Michel soumet au Conseil européen spécial de février des propositions très proches de celles formulées par la présidence finlandaise. Les critiques de la Commission et les promesses de sa présidente, notamment le triplement d’Erasmus, sont oubliées, comme si le budget et l’agenda politique étaient déconnectés. Il a réajusté et augmenté les montants alloués à la politique de cohésion ainsi qu’aux ressources naturelles, prenant soin de ramener les crédits des instruments de flexibilité au niveau de la proposition de la Commission. Sans doute un gonflage artificiel des marges de concessions pour anesthésier le parlement dans la dernière ligne droite. Quant aux ressources propres, elles se limitent à l’introduction de taxes sur les plastiques non recyclés et sur le produit du système d’échange de droit d’émission de CO2. Le Parlement a réagi vigoureusement à ces propositions, dénonçant un financement très en deçà de ses attentes, conçu par des techniciens (des technocrates) hors de toute implication politique, minimisant les crédits destinés à l’agriculture, à la cohésion, à la recherche, aux infrastructures, au digital, aux PME, à Erasmus, à l’emploi des jeunes, aux migrations, à la défense, entre autres. Même frustration à propos des ressources propres en raison des reculs et de la réactivation des rabais liés au Chèque britannique.

Le dénouement est proche. Il est à craindre que l’emballage final se fasse dans la précipitation habituelle et que le Parlement soit placé devant un accord irréversible, à prendre ou à laisser. Voudrait-il le repousser qu’il aurait encore du mal à s’en expliquer auprès de l’opinion publique car il n’a pas pris le temps d’exprimer sa vision et ses priorités en répondant à la question Quel budget pour quelle Europe ? Dès lors, il peut légitimement demander un délai supplémentaire.

Récemment élu, le Parlement peut invoquer les dispositions de l’article 312, 4ème alinéa, « Lorsque le règlement du conseil fixant un nouveau cadre financier n’a pas été adopté à l’échéance du cadre précédent, les plafonds et toutes les autres dispositions correspondant à la dernière année de celui-ci sont prorogées jusqu’à l’adoption de cet acte ». C’est l’idée du plan B, le plan de contingence. C’est l’arme dont dispose le Parlement pour faire avancer l’Europe. D’où l’idée d’un « plan de contingence » imaginée pour échapper à la pression qu’exerce la proximité de l’échéance fatidique. Le traité prévoit la prolongation des plafonds en cas de non accord. Ce qui, du fait du retrait du Royaume-Uni donnerait un volume de 1,15% et la disparition des rabais.

 

CFP, plus jamais ça !

Alors que l’actualité met en lumière l’impuissance de l’Union, le temps est venu de reconnaître que son budget, tel qu’il est mis en pratique, constitue une illusion démocratique. Le décalage entre les proclamations politiques et le simulacre budgétaire est devenu intolérable. Marchandages sordides, combien je donne ? combien je reçois ? La courte vue et le renoncement à l’autonomie stratégique ne sont plus admissibles. Le récent déchaînement de la mondialisation, le choc des délocalisations et celui de la digitalisation, ont changé la donne, périmant certaines prérogatives de souveraineté exercées à l’échelon national. L’identification des biens publics européens, Défense et sécurité, migrations, intelligence artificielle, environnement et climat, conduit à envisager que des crédits inefficacement déployés par les Etats seuls puissent être transférés dans le budget de l’Union. Condition première pour démontrer ce que peut être la valeur ajoutée de l’Europe. Dit autrement, l’augmentation du budget de l’Union doit correspondre à un allégement des budgets nationaux et ne peut en aucune façon aboutir à l’accroissement de la dépense publique en Europe. Le transfert de dépenses devra s’accompagner du transfert du produit d’impôts et de taxes, à l’exemple de la TVA. Ce CFP devrait marquer la fin d’une procédure méfiante et infantilisante, objet de vains combats parlementaires. Reconnaissons que le budget de l’Union est sincère en ce qu’il démontre que les Etats membres ne sont pas disposés à agir ensemble. Note optimiste, les marges de progression sont gigantesques. Quant au cadre financier pluriannuel, de grâce, plus jamais ça !

Jean Arthuis

LA CRISE, ÉPREUVE DE VÉRITÉ POUR L’EUROPE

Jean Arthuis :

« La crise, épreuve de vérité pour l’Europe »

Jean Arthuis a pris sa retraite d’eurodéputé lors des dernières élections européennes. Européen de toujours, spécialiste des questions budgétaires, il revient pour Toute l’Europe sur les défis auxquels l’Union européenne est confrontée, et en profite pour esquisser la forme que prendrait un continent avec une ambition mondiale.

Ministre de l’Économie de Jacques Chirac de 1995 à 1997, ancien député européen et président de la commission des budgets du Parlement européen, Jean Arthuis plaide pour une Europe fédérale.

Retiré de la vie politique, Jean Artuis demeure un fin analyste des sujets européens. Eurodéputé (UDI-Modem) de 2014 à 2019, sa longue carrière politique l’a porté vers de nombreux postes, secrétaire d’Etat à la consommation et la concurrence sous François Mitterrand, ministre de l’Economie sous Jacques Chirac (95-97), il fut aussi sénateur (97-2014), président de la commission des finances du Sénat et président de la commission des budgets au Parlement européen. Investi dans les projets, il préside l’association Euro App Mobility, dont l’objet est de déployer la mobilité longue des apprentis en Europe, ainsi qu’un think tank politique, l’Atelier libre et responsable..

 

Toute l’Europe : L’Union européenne traverse une crise sans précédent, après le Brexit, la pandémie du coronavirus et le séisme économique et social qu’elle a provoqué. Que pensez-vous du plan de relance de la Commission européenne ?

Jean Arthuis : J’espère qu’il sonne le réveil de l’Union. Le choc économique a conduit la Commission européenne à proposer, parallèlement au cadre financier 2021-2027, un plan massif concentré sur les trois prochaines années. C’est un instrument de relance doté de 750 milliards d’euros, sous forme de subventions et de prêts. Il répond à l’initiative franco-allemande du 18 mai, sa forte caution politique. Si l’Union européenne a déjà eu recours à l’emprunt, cette fois le volume et la finalité sont inédits. Il s’agit d’un dispositif de mutualisation tout à fait exceptionnel pour venir en aide aux régions et secteurs d’activités les plus lourdement affectés. Les mesures visent à protéger les salariés, les entreprises et les Etats.

Pour séduisant qu’il soit, le scénario proposé va devoir surmonter de réels obstacles. La réticence des pays « frugaux » qui en profiteront pour négocier des faveurs abusives, la complexité des règlements à adopter pour attribuer et liquider les aides, la nécessité de créer de nouvelles ressources propres destinées au remboursement des dettes émises. Les institutions de l’Union, Conseil, Parlement et Commission, vont devoir démontrer qu’à situation exceptionnelle elles savent adopter des procédures accélérées, moins formelles et plus pragmatiques, moins tatillonnes et plus confiantes. Quoi qu’il en soit, la portée du symbole politique est considérable. S’endetter conjointement c’est se reconnaître un destin commun.

 

Et sur la gestion de la pandémie ?

L’Union européenne est dépourvue de compétences en matière sanitaire. Mais la Commission a sans doute manqué une belle occasion de monter au créneau. Elle aurait pu interpeller les gouvernants des Etats membres sur la carence d’actions communes et de coordination. Une fois encore l’UE a été la cible de critiques l’accusant de ne pas faire ce que les Etats l’empêchent d’accomplir. Au lendemain des printemps arabes, lors des migrations massives de 2014-2015, le même constat d’impuissance avait propagé le doute dans les esprits. Depuis son élection, le président Macron ne cesse d’appeler l’Europe à son autonomie stratégique. La crise sanitaire doit permettre de franchir une étape décisive.

 

Est-ce que le fait d’avoir pris votre retraite politique vous donne une autre vision de l’Europe ?

La distance prise n’apaise pas ma vision critique du fonctionnement de ses institutions. Dans nombre de pays de l’Occident, les tensions sociales se multiplient, les contestations donnent lieu à des débordements de violence, les gouvernements sont à la peine, la parole publique devient inaudible. Et pourtant, pendant des décennies, le couple libéralisme-démocratie a favorisé la prospérité et fait vivre l’optimisme et la confiance chez tous les citoyens. Les riches comme les pauvres avaient la conviction que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, et que les enfants auraient un sort plus enviable que leurs parents.

Mais depuis les années 1980-1990, la globalisation s’est déchaînée, brisant l’élan porteur de promesses rassurantes. Le choc des délocalisations d’activités et d’emplois et celui du digital, ont laissé beaucoup de personnes sur le carreau. La crainte du chômage et l’absence de perspectives pour ceux qui perdent leur emploi font le lit des démagogues et des extrémistes. Cette dérive a favorisé l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, le vote du Brexit au Royaume-Uni, l’avènement des gilets jaunes en France, et le procès de la mondialisation. Les perdants sont de plus en plus nombreux alors que les revenus des gagnants sont illimités. Le ressenti des inégalités s’amplifie. Et l’Europe n’a pas répondu à ces préoccupations.

 

C’est le couple libéralisme et démocratie qui ne fonctionne plus ? Est-ce qu’il faut le réinventer ?

L’Union européenne n’a pas de gouvernement. Elle est gouvernée par des règles édictées avant le déchaînement de la mondialisation. La rigidité des textes sous le regard inflexible de la Cour de justice européenne bride l’audace politique. La commissaire européenne Margrethe Vestager vient d’en faire les frais à propos de sa croisade sur la taxation des groupes multinationaux. Dans ses compétences exclusives – politique de la concurrence, commerce international – les textes sont anachroniques.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants occidentaux ont estimé que le commerce international garantissait la prospérité et qu’il suffisait de développer pour assurer le développement universel. Le multilatéralisme et l’Organisation mondiale du commerce sont en voie d’effondrement. La donne a changé, il faut réinventer des régulations, pour redonner l’espoir et la confiance à tous les citoyens, à tous ceux qui entreprennent et produisent en Europe. Jusqu’à maintenant, toute forme de protectionnisme intelligent était taboue en Europe. En matière de libre-échange, nous sommes restés trop longtemps dans l’angélisme. Chez les économistes et les dirigeants politiques la tonalité commence à changer, une révision de doctrine ne devrait pas tarder.

 

Justement, faudrait-il parfois restreindre les accords de libre-échange ?

Nous avons l’exemple du dernier accord commercial passé avec le Vietnam qui ne contient rien de contraignant sur le climat.

C’est flagrant d’hypocrisie, on continue à négocier comme au bon vieux temps. La feuille de route obsolète est toujours d’actualité. Pendant ce temps, les agriculteurs et les industriels qui produisent en Europe sont tenus de respecter des normes strictes dont sont exonérés leurs concurrents installés hors d’Europe. Il ne sert à rien d’être vertueux en Europe si le monde entier continue à polluer la planète pour permettre aux consommateurs européens de payer moins cher. Commentant les propositions de la convention citoyenne pour le climat, Emmanuel Macron vient de déclarer qu’il s’opposerait désormais aux accords de libre- échange conclus par l’Union européenne avec des pays tiers ne respectant pas les normes climatiques et environnementales. C’est ainsi qu’il récuse le projet d’accord avec le Mercosur.

Pendant trop longtemps, l’Europe a privilégié les consommateurs sans se rendre compte qu’elle évinçait les producteurs. Elle fonctionne avec des principes périmés. Pilotée par des diplomates sur la base de concepts historiquement datés, elle piétine par défaut de leadership. Le rituel n’a pas changé, lorsque les chefs d’Etat ou de gouvernement se réunissent les décisions ont été préalablement négociées par les diplomates, sans implication ni vision politiques. L’égoïsme national, l’échéancier électoral de chaque pays, et les problèmes immédiats dictent la conduite. C’est la dictature du court-terme. Depuis son élection, Macron plaide pour une souveraineté européenne. Des voix commencent à s’exprimer dans le même sens en Allemagne : chancelière Angela Merkel et plus récemment, Wolfgang Schäuble, l’influent président du Bundestag. Sans intégration politique, l’Union est vouée au chaos.

 

Il y a donc un manque de leadership européen selon vous ? Qui devrait conduire cette dynamique ? Les dirigeants nationaux, ou les membres de la Commission ?

Union économique et monétaire, marché unique offert à la concurrence internationale, l’Europe subit les défis de la mondialisation sans les relever. Elle est le bouc émissaire idéal pour exonérer les responsables effectifs en temps de déconvenues. Elle tarde à proclamer son ambition d’être une Puissance mondiale. Les chefs d’Etat ou de gouvernement, jaloux de leurs prérogatives, tentent de prolonger l’illusion de l’effectivité d’une partie de leurs pouvoirs. Ils choisissent un président du Conseil européen qui ne leur fasse pas d’ombre. J’attends de la Commission qu’elle cesse de se comporter comme le secrétariat général de ce Conseil et qu’elle parle aux citoyens européens. A cet égard, l’engagement politique Jacques Delors à la tête de la Commission, entre 1985 et 95, demeure une référence exemplaire. De son côté, le Parlement doit lui aussi s’émanciper et oser enfin porter le débat sur l’avenir de l’Europe devant l’opinion publique.

Il est temps d’identifier les biens communs européens et de charger l’Europe d’assumer les prérogatives de souveraineté que les Etats, seuls au plan national, n’ont plus la capacité d’exercer : défense et sécurité, migrations, climat, économie numérique, pandémies, autonomie stratégique. Une fois encore, le couple franco-allemand a, je le crois, la capacité de jouer un rôle moteur. Sa force d’entraînement va se mesurer maintenant, dans des circonstances cruciales, à l’occasion de l’adoption du plan de relance.

 

Ce qui doit se traduire par une augmentation du budget de l’Union ?

Oui, mais sans augmenter la dépense publique en Europe. A la différence des parlements des démocraties nationales, le Parlement ne vote pas l’impôt. Sa compétence se limite à la discussion et au contrôle des dépenses. Le budget de l’Union européenne est un simulacre de budget par sa modestie (1% du PIB européen) et son mécanisme de redistribution, à la limite de l’illusion démocratique, financé essentiellement par les Etats. Ses seules ressources propres, les droits de douane, fondent comme neige au soleil au rythme des accords de libre- échange. C’est donc 90 % du budget que prennent en charge les Etats membres avec l’espoir d’en récupérer une large partie au titre des politiques de cohésion (FEDR et FSE) et de la Politique agricole commune (PAC). Soit une redistribution de 70 % du budget. Se creuse ainsi un fossé entre les pays qui versent plus qu’ils ne reçoivent et ceux qui reçoivent plus qu’ils ne versent. C’est la tyrannie du juste retour, le degré zéro de l’esprit communautaire.

L’augmentation du budget de l’Union doit s’opérer par transfert de crédits corrélatifs à des transferts de compétences des Etats vers l’Europe. Dès lors, cette augmentation doit être compensée par l’allégement des crédits engagés au plan national.

 

Concrètement, que changer à l’organisation de l’Union ? Est-ce qu’il faudrait alors toucher aux traités ?

Il faut un traité qui soit compréhensible et lisible. Les traités actuels imposent que les décisions essentielles soient prises à l’unanimité. Les blocages et l’inertie qui en résultent condamnent l’Europe à l’inertie sur les questions essentielles et aux marchandages sur les affaires budgétaires : intérêts commerciaux, rabais sur les contributions et les retours,

prélèvement sur les droits de douane destinés au budget européen par les pays accueillant les importations. Le projet de conférence sur l’avenir de l’Europe a mission de dessiner la vision et le Projet d’Europe Puissance mondiale.

 

Est-ce qu’il faudrait réfléchir également à nouveau à un projet de constitution européenne ?

Oui, le temps est venu de remettre à l’étude un projet de Constitution pour acter l’intégration politique. Les traités sont à bout de souffle. Ils condamnent l’Europe à l’impuissance alors que nous attendons qu’elle s’affirme face aux Etats-continents tels que la Chine, les États- Unis, l’Inde, entre autres. Qu’elle s’affirme également face aux géants du numérique ou de la finance internationale. Pour sortir l’Europe de son enlisement, il est impératif de démontrer ce qu’est la valeur ajoutée européenne. Le Parlement dispose des moyens pour y parvenir à condition de le vouloir.

 

La gouvernance européenne serait à revoir ?

C’est en fait une absence de gouvernance politique. L’Union est une association d’Etats organisant au sein d’un marché unique la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes. Elle est administrée par des règles anachroniques. L’Europe n’est pas en cause. Elle est souvent attendue, critiquée pour son inaction, là où les Etats membres lui interdisent d’agir. La pandémie du coronavirus et la crise économique et sociale, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, se conjuguent en épreuve de vérité. Sans intégration politique, le chaos se profile. Ayons l’ambition de remettre l’Europe dans l’Histoire.

INTERVIEW NICE MATIN

L’ancien ministre Jean Arthuis appelle l’Europe à passer de l’association au fédéralisme

Interview Nice Matin – 13/05/2020

 

Ministre de l’Économie de Jacques Chirac de 1995 à 1997, ancien député européen et président de la commission des budgets du Parlement européen, Jean Arthuis, centriste historique aujourd’hui passé à LREM, plaide pour une Europe fédérale mieux armée, qu’il invite à se « déconfiner politiquement ».

 

On entend marteler que l’Union européenne n’a pas été à la hauteur de la crise sanitaire. Est-ce vraiment la réalité?

L’Europe n’a pas été à la hauteur. Mais cela tient au fait qu’elle est d’abord une entité économique et financière. On lui fait procès de ne pas être efficace sur des actions que les États membres l’empêchent de mener. On l’a vu lors des migrations massives de 2014-2015 et des tragédies qui se sont produites en Méditerranée : les traités ne lui ont pas donné les moyens d’agir. L’espoir que j’ai, c’est que la double crise sanitaire et économique que nous vivons soit l’occasion de déconfiner politiquement l’Europe. Face aux défis sans précédent de la mondialisation, les États seuls n’ont plus les moyens d’assumer, que ce soit en matière de défense, de climat, de migrations, d’économie numérique… Il est urgent de sortir d’une Europe qui n’est qu’une addition d’égoïsmes nationaux.

 

En matière sanitaire, qu’est-ce l’Europe pourrait faire de plus?

Nous pourrions d’abord mettre en commun nos capacités de recherche, qui nécessitent des crédits considérables. Mais aussi développer nos stocks de masques et de médicaments pour pouvoir nous entraider sans avoir à faire appel aux Chinois. Dans ces domaines, il y a nécessité pour l’Europe d’être indépendante. Or, pour des raisons économiques, on a délocalisé la production de médicaments et de matériels sanitaires. L’Europe doit assurer son autonomie sanitaire et, donc, se réindustrialiser dans ce secteur.

 

La crise sanitaire va-t-elle générer un repli accru face aux migrations?

L’Europe a été d’une grande naïveté. Elle s’est créée à l’époque du multilatéralisme, où l’on pensait que le commerce assurerait la prospérité et la paix. Et en matière de migrations, les textes européens sont antérieurs aux migrations massives. Ils sont anachroniques. L’urgence est à une véritable Europe politique.

 

Y a-t-il une contradiction entre l’aspiration à la décentralisation et plus de pouvoir pour l’Europe?

Cela va de pair. Le vrai sujet est le principe de subsidiarité : exercer le pouvoir là où il est le plus efficace. Des actions ont leur pleine efficacité au plan territorial, d’autres relèvent de la solidarité nationale, d’autres enfin du niveau européen. Il ne s’agit pas que l’Europe s’occupe de tout, mais de ce dont les États ne peuvent plus s’occuper efficacement.

 

Craignez-vous que la solidarité européenne soit mise à mal par l’Allemagne?

La décision prise par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui remet en cause la politique de rachat de dette publique par la Banque centrale européenne, met en péril la zone euro. Mais si la BCE fait marcher la planche à billets, c’est parce que les États n’ont jamais voulu créer un budget de la zone euro. Nous avons une zone euro qui a une politique monétaire unique, mais pas de politique économique ni budgétaire unique, puisqu’elle n’est qu’une addition de politiques nationales. Il y a besoin d’un budget de la zone euro et de traités nouveaux.

 

Quelles seront les conséquences de la fin des 3% de déficit public?

Il va y avoir une explosion de la dette publique, à des degrés divers. Il faudra bien revenir à des critères d’assainissement pour équilibrer les comptes. Mais être gouverné par un pacte de stabilité et de croissance, c’est être gouverné par des textes. Il faut un vrai gouvernement européen, économique et financier, dont les Allemands n’ont pas voulu en 1996. La priorité est de donner à l’Union une impulsion politique, pour passer d’une association internationale à une Europe fédérale, qui prenne en charge les biens communs européens, là où les États n’ont plus la main.