Soutenabilité de la dépense publique et de la transition écologique
En préambule, je voudrais saluer l’à-propos des organisateurs du colloque qui nous réunit aujourd’hui à Laval. Si la transition écologique est désormais reconnue au rang d’impératif vital, au plan national, à l’échelle de l’Europe et de la planète, il convient de se demander comment et à quel rythme elle peut être mise en œuvre efficacement et financée en tant que de besoin par les institutions publiques. Cela étant, nous conviendrons que l’objectif à atteindre ne dépend pas que des pouvoirs publics. Il appelle dans une large mesure l’adhésion et le comportement conséquent de nous tous : des particuliers, des ménages comme des entreprises. L’Etat, dépositaire de la souveraineté nationale, instrument du pouvoir politique, porte-parole de l’intérêt général, joue un rôle décisif mais, en démocratie, son action et ses interventions sont vaines sans l’appui de l’opinion publique et le dynamisme de l’économie.
Avant d’aller plus loin, revenons un instant sur la notion de « soutenabilité de la dépense publique ». Nous conviendrons qu’elle dépend de la situation financière du pays. Elle se définit comme la capacité d’un Etat d’honorer ses obligations présentes et à venir en menant des politiques économiquement praticables et politiquement réalistes. En outre, dès lors que l’Etat a recours aux emprunts, elle lui impose d’assurer le service de sa dette, la charge des intérêts et le remboursement du capital aux échéances prévues, au moyen de ses ressources futures. En France, les services du Trésor font « rouler la dette », ce qui veut dire que de nouveaux emprunts sont émis pour rembourser ceux qui viennent à maturité. La question est donc de savoir si nous avons les moyens de porter nos actes à la hauteur de nos discours, en particulier notre engagement d’atteindre la neutralité carbone en 2050.
Pour tenter de répondre à votre interrogation sur la soutenabilité financière de la transition écologique, je vais largement m’inspirer du rapport que j’ai rendu au Premier ministre, le 18 mars 2021, au nom de la « Commission pour l’avenir des finances publiques » dont j’ai présidé les travaux pendant quatre mois. Pour nourrir nos analyses, nous avons auditionné une centaine d’experts, français et étrangers. Parmi eux, François Ecalle, le Président de Fipeco, qui interviendra à l’heure de la synthèse de ce colloque. Je suis impatient d’entendre son appréciation.
La crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales ayant déjà singulièrement dégradé nos comptes publics, nous avions pour mission de réfléchir aux scénarios possibles de redressement de nos finances publiques ainsi qu’aux transformations souhaitables du pilotage budgétaire. Dans nos conclusions, après avoir souligné que la dynamique de l’endettement de la France était effectivement préoccupante (depuis 1974, nous n’avons jamais équilibré nos budgets annuels, entre temps, la dette est passée de moins de 20% du PIB à 100% à la veille de la pandémie de Covid-19), nous avons identifié et mis en exergue trois principaux risques :
- La remontée des taux d’intérêts, la fin de « l’argent magique » ;
- La stabilité de la zone euro si nous devions rester en marge des trajectoires prescrites dans le pacte de stabilité et de confiance qui nous a permis le passage du « franc » à « l’euro ». Toute transgression excessive de la règle commune met en péril la pérennité de la zone euro ;
- Enfin et surtout, « le risque de ne pas trouver de nouvelles ressources ou marges de manœuvre pour relever les défis de demain, comme celui de la transition écologique, ou de la survenance d’une nouvelle crise ». Cette dernière n’a pas tardé avec l’agression russe en Ukraine. Elle a d’ores et déjà conduit à prévoir un rehaussement significatif des crédits militaires, signant la fin des dividendes de la paix, si promptement distribués au lendemain de la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS.
Après avoir souligné le caractère impératif de la transition écologique, je voudrais à grands traits confirmer qu’elle sera coûteuse pour être effective, et enfin, que pour être soutenable au moins trois conditions seront à mes yeux déterminantes.
Transition écologique impérative
La transition écologique n’est plus une option, elle est un impératif vital, au cœur de tous les discours, débats et projets politiques. Le concept regroupe un ensemble de principes et de pratiques visant la résilience des communautés humaines, l’économie circulaire et la réduction des émissions de CO2. Notre dépendance aux énergies fossiles, exacerbée par la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine, met en évidence l’importance d’un volet énergétique dans cette transition écologique. La nécessité de réduire drastiquement la consommation d’énergies fossiles laisse peu d’alternatives et nous soumet à un plan d’électrification massif et accéléré.
Ces considérations font écho au rapport prémonitoire Meadows sur « les limites de la croissance dans un monde fini », publié en 1972 sous l’égide du Club de Rome. Le thème alarmiste avait été repris par René Dumont, candidat à l’élection présidentielle de 1974. Prophète, il avait obtenu à peine plus de 1,3% des voix. Depuis lors, les mentalités ont évolué. La France s’est dotée en 2013 d’un Conseil National de la Transition Ecologique. Les rapports alarmistes du GIEC et les conférences sur les changements climatiques organisées par les Nations Unies donnent lieu à des engagements solennels dont la réalisation tarde à se manifester, faute de moyens ou de volonté politique. Les experts du GIEC estiment que les politiques actuelles sont incapables d’atteindre l’objectif fixé par les gouvernements en 2009, à la COP de Copenhague, ne pas dépasser les 2°C de réchauffement, encore moins celui décidé à Paris en 2015 visant 1,5°C. Je cite Sylvestre Huet (« Le GIEC, urgence climat », éd. Tallandier).
Cela étant, le diagnostic fait consensus. Il est désormais admis que les hommes, par leur aveuglement, leur attachement à défendre leurs intérêts nationaux, leurs visions à court terme et leur incapacité à coordonner leurs actions au plan international mettent en danger la pérennité de la vie sur terre. Y-a-t-il une fatalité à ce qu’ils se rendent ainsi responsables de l’extinction du phénomène humain ? Je récuse évidemment cette issue. C’est dire si nous ne devons pas sous-estimer l’ampleur des transformations à accomplir, dans les comportements individuels, dans la vie des entreprises comme dans les actes de gouvernance publique. Au surplus, le mouvement doit s’enclencher à l’échelle de la planète pour atteindre ses objectifs. L’enjeu est primordial, c’est une véritable révolution copernicienne. Je cite à cet égard l’économiste Christian Perthuis « Avec la décarbonation, on passe d’une logique d’addition des sources d’énergie (le bois, puis le pétrole, le gaz, le nucléaire, les renouvelables) à une logique de soustraction, ce qu’on n’a jamais fait ». Défi comportemental et chantier pharaonique.
Ménages et entreprises sont appelés à produire à la hauteur de notre consommation collective en substituant aux énergies fossiles qui, pendant un siècle, ont dopé nos taux de croissance, des énergies renouvelables. Les données récentes relatives à notre commerce extérieur, déficitaire depuis 20 ans, nous rendent attentifs à cette nécessité. Le vrai pouvoir d’achat est le fruit des actes de production et non pas des subsides publics distribués au nom de la solidarité nationale.
Transition écologique coûteuse pour être effective
Le volume de crédits requis est conséquent, difficile à borner. Il ne se limite pas aux actions menées au plan national, voire européen. Les pays développés, dits « riches », ont le devoir de venir en aide aux pays les plus démunis, faute de quoi les efforts accomplis resteront illusoires. En tout état de cause, c’est un choc budgétaire à anticiper. Les prévisions établies par les experts donnent un aperçu de la rudesse du défi :
- La stratégie française pour atteindre la neutralité carbone en 2050 est fixée par la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC). La dernière version actualisée en 2020 prévoit, objectif fort ambitieux, que la consommation d’énergie française diminuera de 40% en trente ans. Elle implique la mobilisation de la biomasse et porte la part de l’électricité de 25% à 55%. A l’évidence, la France devra combiner nucléaire et énergies renouvelables. Le défi est immense, selon RTE (Réseau du Transport d’Electricité) gestionnaire du réseau, il faudra investir entre 750 et 1000 milliards d’euros d’ici 2060, soit 20 à 25 milliards par an. La guerre en Ukraine réévalue la part du nucléaire, ce qui augmentera l’addition totale. A priori, ce défi vertigineux du « tout-électrique » et les investissements qu’il exige ne devrait pas impacter directement les comptes publics. Les opérateurs auront recours au marché pour mobiliser les financements requis. En conséquence, la charge sera supportée par les Français, ménages, entreprises, administrations publiques, comme clients pour tous, et contribuables pour les premiers. L’évaluation de l’enveloppe couvre le développement de l’ensemble du système décarboné (stocks d’hydrogène, batteries, électrolyseurs, réseaux de transport et de distribution. S’y ajoute l’obligation de doubler le nombre de mâts d’éoliennes (de 14000 à 28000) et à tripler la surface de panneaux photovoltaïques (de 50.000 hectares à 150.000). La pédagogie devra lever les réticences d’une partie de l’opinion publique face aux transformations des paysages. Ces estimations risquent de subir des hausses compte tenu du retour du nucléaire et de la difficulté de maîtriser les coûts, ainsi qu’en témoigne la construction de l’EPR de Flamanville !
L’Etat devra sans doute mettre la main à la poche pour accélérer la mise en œuvre des chantiers majeurs.
- La maîtrise de la demande commande de modifier nos modes de vie et nos usages, d’aménager habitats et immeubles de travail pour supprimer les « passoires thermiques ». De quelques dizaines de milliers de rénovations par an, il va falloir passer rapidement à plusieurs centaines de milliers. Dès 2022, 670.000 logements ont bénéficié du dispositif « MaPrimRénov », l’ANAH a ainsi distribué 3,1 milliards d’euros. Les pouvoirs publics, Etat et collectivités territoriales vont devoir débourser des milliards de subventions, pour inciter les propriétaires à faire les travaux et aider ceux d’entre eux qui n’ont pas les moyens d’y faire face. Au-delà de l’habitat et des locaux professionnels, le parc immobilier public est souvent hors normes thermiques. Les chiffres sont vertigineux, 400 millions de mètres carrés, près de 500 milliards d’euros de travaux, soit une vingtaine de milliards chaque année. Chantier pharaonique incombant à l’Etat, aux régions, aux départements et communes, nombre d’établissements publics, notamment dans les domaines de la santé et du médico-social.
- Moins massives, les dépenses déclenchées par les normes édictées pour la protection de la biodiversité, de l’eau, de la nature et de l’environnement, ne vont pas manquer d’affecter les budgets privés et publics. La baisse des rendements agricoles consécutifs à la prohibition, certes justifiée, de certains produits phytosanitaires entraîne une inflation à assumer. A défaut d’en répercuter l’impact sur le prix des repas dans les restaurants scolaires, les municipalités activeront ce qui leur reste de pouvoir fiscal ou solliciteront la mansuétude nationale ;
- D’ores et déjà, les collectivités territoriales : régions, départements, communes et leurs groupements, ont engagé de nombreuses actions pour « verdir » leurs budgets. Le mouvement ainsi lancé s’inscrit dans la durée et a vocation à se renforcer au prix d’arbitrages budgétaires exigeants ;
- Enfin, le développement durable et la transition écologique ont une dimension planétaire. Nous ne devons pas sous-estimer l’ampleur des transferts financiers des pays riches vers les pays en développement. L’augmentation des aides aux pays vulnérables, notamment dans l’Afrique subsaharienne, est déterminante. L’objectif fixé pour ces flux à la COP de Paris, en 2015, était de cent milliards de dollars par an. Sans une coopération internationale renforcée et dotée de moyens appropriés, les objectifs affichés sont illusoires. La France se doit d’y prendre la part qui lui revient et y contribuer à un niveau digne. La grande cause est de commencer à corriger les inégalités.
J’arrête ici l’évocation de l’ampleur des dépenses publiques à engager pour crédibiliser la politique mise au service de la transition écologique. Au-delà de ses besoins spécifiques, ne perdons pas de vue que depuis la guerre en Ukraine, les budgets militaires vont eux aussi, sans tarder, devoir être révisés à la hausse. Toutes ces dépenses nouvelles, pour être soutenables, demandent une parfaite maîtrise de l’évolution de nos dépenses publiques.
Transition écologique soutenable sous, au moins, trois conditions
Première condition : produire à la hauteur de nos besoins.
Pour être soutenable, la transition écologique doit s’accomplir dans un contexte de fonctionnement optimal de l’économie. L’équation idéale nous invite à travailler plus, à chasser systématiquement les gaspillages de tous ordres, notamment énergétiques, à privilégier les investissements d’avenir (formation professionnelle et digitalisation), à rétablir la compétitivité en éradiquant tous les impôts de production, y compris les cotisations qui pèsent sur le travail pour financer les politiques de santé et familiale, et à mieux protéger nos productions contre des concurrences internationales déloyales. Fini le temps où pour financer les 35heures à l’hôpital on délocalisait la fabrication de médicaments ou d’appareillages médicaux en Chine ou en Inde. Au total, ces recadrages réalistes ne sont pas de nature à altérer nos comptes publics, j’ai à cet égard la conviction qu’ils les redresseront en partie. Une attention devra toutefois être portée à la charge de la dette. Les banques centrales, la réserve fédérale américaine comme la BCE, auront le devoir de contenir l’inflation par la hausse des taux d’intérêts. Ce processus est déjà engagé. Les pays les plus lourdement endettés, parmi lesquels la France, seront à la peine pour équilibrer leur budget. Réduisant d’autant leurs marges de manœuvre.
Deuxième condition : stabiliser le niveau des prélèvements obligatoires
La France, championne de la zone euro, vice-championne en Europe, présente un niveau de prélèvements obligatoires supérieur à ses voisins. Il est vrai qu’après la crise de 2008 et 2010, une partie du redressement de nos finances publiques a été réalisée par la hausse de la fiscalité depuis 2011. La réduction progressive des prélèvements obligatoires opérée à compter de 2017 a permis de revenir au niveau de 2013 (45% du PIB) sans toutefois parvenir à s’approcher de la moyenne de la zone euro, qui s’établit à 40%. Dans ce contexte, une nouvelle hausse globale des prélèvements obligatoires pour financer la transition écologique n’est pas envisageable.
Eu égard à notre niveau d’endettement, il convient aussi de garantir que toute baisse d’impôts, je pense aux impôts de production qui altèrent notre compétitivité, sera bien compensée soit par une hausse équivalente d’un autre prélèvement obligatoire, soit par une baisse des dépenses.
Troisième condition : transformer radicalement la gouvernance budgétaire
C’est peu dire que reconnaître la vulnérabilité de notre situation financière. Nous souffrons d’une addiction à la dépense publique. Elle est entretenue par le « clair-obscur » qui perpétue une culture d’opacité et d’opposition à toute réforme systémique. Il y a une singularité française qui, si elle devait se prolonger, rendrait illusoires nos engagements écologiques et climatiques.
A ce stade, vous me permettrez de reprendre les recommandations de la commission pour l’avenir des finances publiques. Nous avons prescrit la transformation radicale du pilotage de nos finances publiques. Ce qui implique :
- Avant tout, permettre aux citoyens d’appréhender la situation globale et, en dehors de toutes considérations idéologiques ou partisanes, de reconnaître l’urgence et la nécessité des réformes. Publier la situation globale des finances publiques par agrégation du PLF et du PLFSS, dit autrement consolidation des comptes de l’Etat et de la Sécurité sociale. Passer de la loupe à la longue vue. Nos finances publiques sont éclatées et caractérisées par une insuffisante responsabilisation ;
- Fixer un objectif pluriannuel des dépenses, définir un périmètre et un niveau plancher pour les dépenses d’avenir, sortir du « clair-obscur » et présenter la prévision de l’endettement sur plusieurs décennies pour rompre avec le court-termisme coutumier.
- Renforcer la transparence à long terme en prenant appui sur une institution budgétaire indépendante aux compétences larges, avec un mandat ambitieux et des moyens propres.
- Accroître les prérogatives du Parlement et revoir le calendrier budgétaire en début de mandature. Si le vote de la loi est important le contrôle l’est tout autant : Contrôle de la soutenabilité à long terme, contrôle du respect des règles et des trajectoires, contrôle de l’exécution et de la qualité de la dépense (évaluation).
La transition écologique est un défi crucial. Il s’agit de sauvegarder le monde que nous allons laisser à nos enfants. Certains bons esprits addicts à la dépense publique, aux déficits chroniques et à l’endettement sans limite, ne manqueront pas de suggérer que l’Europe doive lancer un grand emprunt pour constituer un fonds voué à la transition écologique, venant au secours des différents Etats membres. Pour ne pas être accusés de caresser une chimère, ils devront expliquer les modalités de financement de ce fonds providentiel. Dans l’état des institutions de l’Union européenne, les emprunts émis seront remboursés par les Etats membres ou par le produit d’impôts nouveaux, type taxe carbone aux frontières extérieures. Il s’agira alors d’un impôt supplémentaire qui sera payé en dernier ressort par les consommateurs européens. Enfin, il est sage de s’interroger sur l’adhésion des pays « calvinistes » à un tel projet d’endettement mutualisé.
En conclusion, oui les dépenses nécessaires, incontournables, à l’effectivité de la transition écologique et à la sauvegarde du climat, de la vie sur terre, sont soutenables. Oui, à minima aux trois conditions que je viens d’esquisser. Il s’agit de faire preuve de lucidité et de courage pour, au-delà du pilotage budgétaire, transformer radicalement la gouvernance publique. Rien n’a changé depuis le baron Louis, « Faites-nous de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances ». Tout se concrétisera harmonieusement dès lors que la société dans son ensemble, objectivement éclairée sur la situation des finances publiques, s’appropriera l’enjeu et en tirera les conséquences à tous les niveaux, individuellement et collectivement. C’est ainsi que nous pourrons enfin procéder aux réformes structurelles indispensables pour produire plus, avec sobriété certes, et donc de nous mettre sereinement en situation de travailler plus. Je suis d’autant plus optimiste et confiant que nous n’avons pas d’autre choix.