Formation, compétitivité, souveraineté : l’Europe peut-elle reprendre son destin en main ?

Après deux guerres Mondiales auxquelles les Etats du continent européen, les empires européens (Français, britannique, espagnol, allemand, belge, portugais, italien) du XIXème siècle, avaient convié le monde à leurs tentatives de suicide collectif, le projet européen s’est construit sur une volonté partagée de Paix et de prospérité fondée sur le droit international et la libération des échanges commerciaux. Le premier cercle des six pays fondateurs prend corps à l’Ouest du rideau de fer qui sépare le continent en deux blocs : à l’ouest, la démocratie libérale, à l’Est le communisme et l’économie administrée. Cette communauté européenne lie son sort à celui des Etats-Unis. Elle est transatlantique. L’OTAN, expression de l’alliance politico-militaire scellé en 1949, se porte garant de la liberté et de la sécurité de ses membres. En face, quelques années plus tard, les pays de l’Est et l’URSS signent le Pacte de Varsovie. Les protagonistes de la Guerre Froide sont en place.

Côté européen, dans l’espace qui a échappé aux avancées de l’Armée rouge, sous l’impulsion de visionnaires tels Robert Schuman qui propose, le 9 mai 1950 de « placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe ». Six Etats s’engagent et tentent une avancée politique audacieuse pour créer une Communauté Européenne de Défense. Cette fois, c’est la France qui s’y oppose par un vote de rejet à l’Assemblée nationale, en août 1954. Réalisme et pragmatisme poussent vers la voie économique. En mars 1957, sont signés à Rome deux traités, celui qui établit la Communauté Economique Européenne (CEE), le Marché commun, et celui instituant la Communauté Européenne de l’Energie Atomique (CECA ou Euratom). Lorsqu’il revient au pouvoir, en 1958, De Gaulle défend une ligne anti européenne, il fustige toute idée de supranationalité et préconise une Europe des nations indépendante des Etats-Unis.

La communauté fondée sur la libre circulation des personnes, des marchandises et des services accélère le désarmement douanier. Elle va progressivement s’élargir. Le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark font leur entrée au 1er janvier 1973, rejoints en 1981 par la Grèce puis, en 1986, par l’Espagne et le Portugal. C’est à cette époque qu’est ratifié l’Acte unique, traité qui ouvre la voie à la libre circulation à l’intérieur du Grand Marché européen, dans l’attente de l’Union Economique et Monétaire, objet du Traité de Maastricht, ratifié en 1992, il prévoit la création d’une monnaie unique mettant fin à l’instabilité des parités monétaires au sein du marché unique. Elle voit le jour en 1999, les pièces et les billets circuleront en 2002. Entre temps, le mur de Berlin est tombé, le 9 novembre 1989, et le rideau de fer se lève dans la foulée. Après l’adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède, en 1995, les pays de l’Est vont affluer en 2004 et 2007, pas moins de 12, suivis par la Croatie en 2013. De 28, le nombre des Etats membres va revenir à 27 en 2020 du fait du Brexit.

A défaut d’avoir une constitution, la tentative de ratification a échoué en 2005, l’ensemble des traités sont rassemblés, révisés et coordonnés dans deux textes distincts : le « Traité sur l’Union européenne » et le « Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne », signés à Lisbonne, le 13 décembre 2007. Les valeurs fondamentales y sont rappelées, ainsi que les domaines de compétences et les modalités de fonctionnement des institutions.

Puissance économique, l’Europe regroupe 450 millions d’habitants et génère un PIB de 17.000 milliards d’euros, à comparer aux 27.000 milliards de dollars du PIB américain et aux 18.000 milliards de la Chine.

Notre Europe peut être légitimement fière d’avoir maintenu la Paix sur le continent depuis 80 ans, d’avoir exalté les valeurs de liberté et de démocratie, d’avoir préservé un modèle d’économie sociale de marché, d’avoir permis à ses membres de faire face à une succession de crises, crise financière internationale venue des Etats Unis en 2007, crise des dettes dans la zone euro en 2009, crise migratoire en 2015 à la suite des « Printemps arabes », crise sanitaire du Covid-19 en 2019 et au-delà, crise géopolitique, le 2’ février 2022 la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine est à notre porte.

Le bilan est globalement positif mais le doute s’installe dans les esprits. Pendant que XI Jinping proclame que la Chine sera la première puissance mondiale, économique et militaire en 2049, au centenaire de la République chinoise, Donald Trump multiplie les déclarations fracassantes, guerre commerciale et conquêtes territoriales, et Poutine, de son côté, tente de coaliser les pays du Sud contre l’Occident et tente militairement d’envahir l’Ukraine. Au sortir de la Seconde guerre Mondiale, la confiance était de mise. Le droit international et le commerce allaient gager la Paix durable et le développement des pays du Sud. C’était sans compter avec l’essor de la population de la planète (1,7 milliard en 1900, 2,5 milliards en 1950, 7 milliards en 2010, 7,850 en 2020. La question est de savoir si nous avons la capacité de produire à la hauteur des besoins sans susciter de frustrations, d’enclencher des rapports de forces et des confrontations violentes.

Les indicateurs européens sont aujourd’hui préoccupants. L’Europe décroche face aux Etats-Unis. Le PIB américain a progressé de 2,8% en 2024, contre 0,7 dans la zone euro et 0,8 dans l’UE. Le contraste est saisissant, aux Etats-Unis le taux de chômage est autour de 4% contre 6,3 en zone euro, et l’inflation est maîtrisée. La France et l’Allemagne sont en difficulté du fait du renchérissement du coût de l’énergie provoqué par la guerre en Ukraine et la fin des importations de gaz russe. Nous sommes loin des promesses formulées comme autant d’actes de foi au moment de la création de l’Euro « L’objectif que s’est fixé l’Europe est de devenir l’économie la plus compétitive du monde ».

Face au retour des impérialismes politiques, De la Russie de Poutine, de l’Amérique de Trump et de la Chine de Xi Jinping, l’Europe prend conscience qu’elle n’est qu’un marché ouvert au monde et une construction juridique privée d’incarnation et d’ambition collective. N’est-elle demeurée qu’une addition d’égoïsmes nationaux ?

Pour inverser cette tendance anxiogène, nous devons identifier et évaluer nos points de vulnérabilité. Deux rapports éclairants viennent d’être remis à la Commission européenne. Le premier remis par Enrico Letta, en avril 2024, intitulé « Much more than a market », un appel à renforcer la recherche, l’innovation et l’éducation dans le marché unique. Le second établi par Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur l’avenir de la compétitivité européenne. J’ai largement puisé dans leur contenu pour inspirer mon propos.

Nous nous interrogerons ensuite sur la soutenabilité réglementaire, financière et politique des mesures proposées pour rebondir. On me pardonnera d’insister, au moment de la conclusion, sur l’importance de l’éducation et de la formation professionnelle, et de souligner les bienfaits de l’ouverture internationale des parcours de formation, notamment de l’apprentissage.

Le décrochage : vulnérabilités et faiblesses de l’UE

Au plan général, Draghi souligne en premier lieu le déficit important d’innovation. Les géants du numérique sont américains et chinois, aucun européen. Il précise qu’en 2021, les entreprises européennes ont investi 270 milliards d’euros de moins que les entreprises américaines en recherche et innovation. 70% des modèles d’IA fondamentaux ont été développés aux Etats Unis depuis 2017. Le capital risque est moins développé en Europe. Avec 5% des levées de fonds en capital risque, l’UE est largement distancée par les Etats-Unis (52%) et la Chine (40%). Manque d’universités d’excellence, pénurie de compétences, fuite de cerveaux vers l’étranger. Les employeurs européens se plaignent des difficultés qu’ils éprouvent pour recruter les compétences dont ils ont besoin, notamment pour satisfaire les normes édictées par l’Europe, en particulier pour la décarbonation. A cela, s’ajoute un défi démographique dû au vieillissement des populations, perte annuelle de 2 millions d’actifs d’ici 2040.

L’UE est également vulnérable face à l’augmentation du prix de l’énergie ainsi qu’en matière d’approvisionnement. Les retards d’innovation sont à l’origine de la difficulté de contrôler les chaînes d’approvisionnement, principalement les matériaux critiques (nickel, cuivre, cobalt, lithium) et les semi-conducteurs dont Taïwan contrôle 50% de la production mondiale. Pour l’essentiel, les activités de transformation sont localisées en Chine et aux Etats-Unis dont l’Inflation Reduction Act vise à augmenter significativement les capacités de transformation. Par ailleurs, s’agissant des technologies essentielles à la numérisation, l’UE importe 80% des produits, services et propriété intellectuelle dont elle a besoin.

Enfin, dans le contexte de guerre en Ukraine, l’Europe est à la peine pour faire face à ses besoins en matière de dépenses et de capacités industrielles de défense. Fractionnée, chaque pays étant polarisé sur son niveau national, la demande s’est déplacée vers des industries non européennes, dont 63% américaines en 2022 et 2023. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, les européens s’étaient empressés d’encaisser les « dividendes de la Paix ».

Draghi estime les besoins d’investissement de l’UE à 750-800 milliards d’euros chaque année pour qu’elle puisse accomplir sa transition verte et digitale et qu’elle rattrape son retard de compétitivité. Il préconise une dette commune sur le modèle du plan « The Recovery and Resilience Facility » de 750 milliards d’euros, mis en place en 2002 pour sortir de la crise du Covid-19. Il préconise également l’achèvement des marchés de capitaux et propose une série de mesures :

  • Combler le déficit de compétences, avec des formations mieux ciblées ;
  • Réorganiser la concurrence, mettant en avant le caractère positif des fusions sur la capacité à innover (on se souvient de l’opposition au projet de fusion entre Schneider Electric et Legrand d’octobre 2002, nous avons besoin de champions européens ;
  • Débureaucratiser la gouvernance et mettre un terme aux réglementations qui font obstacle à l’innovation.

Les politiques sectorielles sont passées en revue au regard des impératifs de compétitivité. Tout d’abord l’énergie dont les prix ont bondi en raison de la guerre en Ukraine et de la réduction drastique des livraisons du gaz russe. Prix qui varient d’un pays à l’autre au sein de l’UE tant les réponses nationales sont hétérogènes. C’est frein majeur à l’investissement. Au surplus, les mécanismes de tarification marginale accentuent le prix élevé de l’électricité. L’absence d’approche collective, négociation des importations d’énergie, complexité des règles d’autorisation des projets d’énergies renouvelables (éoliennes, panneaux solaires), développement du nucléaire, subventions publiques, s’avèrent préjudiciables aux investissements. Une Union de l’énergie se fait attendre.

Il en va de même des matériaux critiques dont la production est limitée à quelques pays de l’hémisphère Sud. Lithium, cobalt, nickel, titane, sont indispensables dans les batteries, les panneaux photovoltaïques, les véhicules électriques. La demande est en très vive progression. L’UE est en dépendance excessive vis-à-vis de la Chine. Là encore, l’UE souffre d’un manque de stratégie globale pour gérer les matières premières critiques, couvrant toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement, de l’exploitation au recyclage.

Qu’il s’agisse des Technologies propres, des industries à forte intensité énergétique, de la numérisation et des technologies avancées, les constats sont identiques. Dans le secteur des semi-conducteurs, l’UE est extrêmement dépendante des acteurs étrangers. Même causes, absence de marché unique des télécommunications, de stratégie européenne de long terme. L’Europe est encore une addition d’égoïsmes nationaux.

Le cas de la Défense est pour le moins préoccupant. Depuis 50 ans le budget est à la baisse. Alors que les Etats-Unis y ont consacré, en 2023, 916 milliards de dollars, les pays européens se sont limités au tiers, 313 milliards de dollars. Au nom de la souveraineté nationale, le dispositif est fragmenté et dispersé notamment du fait des règles de concurrence. Pendant ce temps, les Etats-Unis ont procédé à une stratégie consolidation de leur industrie de Défense, ramenant le nombre d’opérateurs de 51 en 1990 à 5 acteurs aujourd’hui. Au demeurant l’UE reste massivement dépendante des industries américaines. Phénomène alarmant dans le contexte actuel, les importations des Européens ont augmenté de 155% au cours des cinq dernières années par rapport à la période précédente. Les pays de l’UE ont accru leur dépendance aux fournitures américaines qui ont doublé depuis 2000 (avions F-35, systèmes de frappe à moyenne et longue portée, Patriot).

Le bilan n’est pas plus satisfaisant pour l’Espace. L’UE est en retard sur les Etats-Unis dans les domaines cruciaux : la propulsion des fusées et les méga-constellations de satellites. La baisse des exportations est sensible. Les causes sont toujours de la même nature. Manque de financement. L’UE a réduit ses investissements publics alors que les Etats-Unis et la Chine investissent massivement. Nous avons à l’esprit les exploits d’Espace x d’Elon Musk. En 2023, les dépenses publiques pour la politique spatiales ont atteint 13 milliards de dollars en Europe, alors que les Etats-Unis y ont consacré 73 milliards. La gouvernance est fragmentée, privilégiant l’investissement géographique en fonction des efforts des Etats.

Le secteur de l’Automobile est en plein ralentissement. Conséquence des exigences climatiques édictées à l’échelle européenne, auxquelles échappent ses concurrents. Phénomène d’autant plus préoccupant que l’UE ne maîtrise pas la production de tous les composants nécessaires à la fabrication de véhicules moins polluants. Est ainsi posé le problème de la cohérence entre les réglementations ambitieuses et le potentiel productif dans une économie offerte au monde.

Enfin, dans le domaine du Transport, la transition vers une économie carboneutre est un enjeu majeur. Le ferroviaire est un acteur de premier plan mais les marchés restent fragmentés. Les prévisions ont du mal à franchir les frontières nationales. Les besoins d’investissements pour répondre au défi de la transition verte sont de 150 milliards d’euros par an entre 2025 à 2030, plus de 850 milliards de 2030 à 2050. Les impératifs de planification coordonnée et de financements appropriés conditionnent l’atteinte des objectifs climatiques.

Au total, Mario Draghi exhorte l’UE à mobiliser 800 milliards d’euros par an pour lui permettre de retrouver sa compétitivité.

Présente au Conseil européen du 17 avril, le rapport d’Enrico Letta, ancien président du Conseil des ministres d’Italie, met déjà en évidence les défis démographiques, technologiques, économiques et géopolitiques. Il préconise l’accélération de l’intégration européenne dans la finance, les télécommunications, l’énergie et la défense. L’absence d’un marché financier unique et d’une Bourse européenne explique la migration de nombre de start-Ups et autres licornes vers les Etats-Unis. Toutes ses recommandations vont dans le sens d’une unification générale. De ce point de vue, ses propos relatifs à la cinquième liberté (les 4 premières visant la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes) relative à l’Education et à la Formation, soulignent la nécessité d’un Espace européen de l’Education, privilégiant l’éducation et l’enseignement sans frontières. Le rapport plaide pour un apprentissage sans frontières au sein de l’UE permettant de développer les compétences nécessaires pour faire face aux défis majeurs de notre époque. La mobilité doit être portée au rang des droits fondamentaux. Corrélativement, cette mobilité apprenante doit être accompagnée par l’harmonisation des systèmes éducatifs. (5000 diplômes en France, 350 reconnaissances de qualifications en Allemagne, 180 en Finlande). Il préconise le développement de programmes européens spécifiques dans les domaines de l’IA, de la santé, des sciences de l’ingénieur. Dans cette ambition, les 60 alliances universitaires européennes, soutenues par le programme Erasmus+ et le processus de Bologne de 1998 pour un Espace européen de l’enseignement supérieur. La seule harmonisation obtenue concerne le LMD, son impact allant au-delà des frontières de l’UE.

En tout état de cause, les classements internationaux soulignent les marges de progression des systèmes éducatifs européens. Dans le classement PISA établi par l’OCDE (élèves de 15 ans ; lecture, maths et sciences), hormis l’Estonie et l’Irlande, la plupart des pays européens sont en recul, notamment la France en niveau de mathématiques. Les pays d’Asie caracolent en tête (Singapour, Taïwan, Japon, Corée du Sud…). Dans l’enseignement supérieur, pour critiquable qu’il soit, le classement mondial de Shanghaï des 500 meilleures universités confirme la prééminence des universités américaines et britanniques dans le Top 20. Notons avec satisfaction que la France est en progression. Après avoir été classée 15ème en 2023, l’université de Paris-Saclay se hisse à la 12ème place. Le progrès doit être souligné, les universités françaises font preuve d’une compétitivité accrue dans le dernier classement avec 25 universités classées dans le Top 1000 et 18 dans le Top 500.

Le décrochage économique sonne l’alerte dans une Europe qui se proclamait puissance économique mondiale. Pour importants qu’ils soient, le marché et la monnaie ne suffisent pas à garantir la prospérité durable. Dans un monde revenu aux visées impérialistes, le nanisme politique amplifie la vulnérabilité. Les circonstances dramatiques qui se déroulent sous nos yeux montrent que l’Europe est un nain militaire, et dons un nain diplomatique dès lors que la Force prend le pas sur le Droit. Depuis sa création, elle semble avoir renoncé à toute idée d’autonomie stratégique, s’en remettant à l’OTAN et aux Etats-Unis pour assurer sa sécurité.  Les Etats membres de l’UE n’en finissent pas de se prendre pour des puissances mondiales, offrant au monde l’image caricaturale d’une addition d’égoïsmes nationaux. La doxa de l’économie sociale de marché tout entière dévouée à la satisfaction des consommateurs a ses limites. Elle ne peut s’en tenir à un slogan emprunté à la grande distribution, sans s’interroger sur ses capacités durables de production.

Impératif, le rebond est-il possible ?

Les faiblesses et vulnérabilités de l’UE ont les mêmes origines : absence de vision européenne commune, incapacité à définir des stratégies collectives, angélisme consumériste, anachronisme de la législation commerciale, incapacité à assumer le changement de paradigme. J’ai à l’esprit un épisode qui m’a marqué. C’était en 2014, l’UE était envahie par les panneaux photovoltaïques chinois. Ici et là, les entreprises tentaient de s’adapter en vue de produire ces panneaux. Le commissaire européen avait tenté de protéger nos jeunes pousses courageuses en proposant une taxe de 50% sur les importations de Chine. Immédiatement le secrétaire général de la république populaire chinoise est venu à la rencontre de Madame Merkel. Il fit valoir que cette mesure était contraire à l’intérêt des consommateurs européens qui devraient payer plus cher leurs panneaux solaires, que c’était préjudiciable à l’emploi en Chine, que c’était de nature à détourner les riches Chinois des belles voitures allemandes. Résultat, il ne fut pas donné suite à cette proposition de droit de douane de 50% sur les importations de panneaux photovoltaïques chinois !

Puissance économique en décrochage, l’Union européenne est un nain politique. Elle a pris corps au lendemain de la Seconde guerre Mondiale dans un contexte où l’Occident proclamait que le droit international et le commerce mondial assureraient une paix durable permettraient le développement des pays du SUD. Le mythe de la satisfaction des consommateurs primait toute autre considération. Cette doxa allait être mise à rude épreuve par le déchaînement de la globalisation marqué par l’ouverture du monde. Les moyens modernes de transport des personnes et des marchandises, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (internet, digital, IA), la chute du Mur de Berlin. L’UE s’est soudainement élargie sans en avoir tiré les conséquences au plan institutionnel.

Lorsque nous avons décidé, en 1995, en application du Traité de Maastricht, de créer une monnaie unique, j’avais la conviction que nous prenions un billet d’aller sans retour vers une intégration politique. En se dessaisissant de leur prérogative de battre monnaie, les Etats optant pour la zone euro ont transféré leur pouvoir à une institution d’essence fédérale, la Banque Centrale Européenne (BCE). En fait, aucune avancée n’a été accomplie. Chaque Etat membre se prend pour une puissance mondiale. Dans ces conditions, de quel poids va peser l’Europe lorsque l’Ukraine devra trouver un accord avec la Russie pour mettre un terme à la guerre ? Faute d’agir, l’UE réglemente, à la différence des Etats-Unis qui innovent et des Chinois qui copient.

Une lueur d’espoir vient de la Commission européenne. Le 29 janvier, sa présidente, Ursula Von der Leyen, et Stéphane Séjourné, vice-président exécutif chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, ont présenté une boussole de l’UE pour regagner en compétitivité et garantir une prospérité durable. Initiative majeure, cette annonce fournit un cadre stratégique clair pour orienter les travaux de la Commission. A défaut d’avoir la volonté politique pour gagner, l’UE dispose de tous les atouts pour réussir. Ce postulat engage à transformer les excellentes recommandations du rapport Draghi en réalités. Cette boussole se décline en Trois grands axes d’action (innovation, décarbonation et sécurité) et cinq catalyseurs horizontaux pour la compétitivité.

Trois séries de mesures phares pour agir :

  • Combler l’écart en matière d’innovation. Le catalogue est vaste « giga fabrique d’IA », « stratégie pour l’IA », plans d’action pour les matériaux avancés, biotechnologie, robotique, spatial, technologie quantique, complété la simplification des règles qui régissent le droit des sociétés et autres start-ups. Le thème a été au cœur des débats du récent Sommet parisien de l’IA. La course est engagée, la percée du chinois DeepSeek relativise la crédibilité du gigantisme affiché des investissements américains. A cette occasion la présidente de la Commission a réaffirmé sa volonté de simplifier l’AI Act et de « couper dans la paperasse » ;
  • Une feuille de route conjointe pour la décarbonation et la compétitivité. Est visé un « pacte pour une industrie propre », un « plan pour une énergie abordable », des dispositions spécifiques pour les secteurs à forte intensité énergétiques (métaux, acier, produits chimiques) ;
  • Réduire les dépendances excessives et renforcer la sécurité. La boussole ne manque pas de mentionner des « partenariats pour des échanges et des investissements propres ». Enfin, les règles relatives aux marchés publics devront introduire une préférence européenne lors de la passation de marchés publics pour les secteurs de technologies sensibles.

Cinq catalyseurs horizontaux pour la compétitivité :

  • L’objectif est de réduire d’au moins 25% la charge administrative qui pèse sur les entreprises et d’au moins 35% celle qui pèse sur les PME ;
  • Réduction des obstacles au marché unique. Il est clair que de nombreuses régulations restent nationales (télécommunications, agriculture, environnement, transports) ;
  • Financement de la compétitivité. Accélération de l’union européenne de l’épargne et des investissements, sans doute aussi du marché financier, de la Bourse, du capital-risque ;
  • Promotion des compétences et des emplois de qualité. Besoin d’une union des compétences, mobilité transfrontalières, immigration des professionnels dont l’UE a besoin, reconnaissance des diplômes et qualifications au-delà des frontières nationales ;
  • Meilleure coordination des politiques au niveau européen et au niveau national. La Commission fournira un « outil de coordination » et inscrira dans le cadre financier pluriannuel (CFP) un « fonds pour la compétitivité ». Draghi a estimé à 800 milliards d’euros, le besoin annuel. Les sources privées devront être significativement complétées par les dotations publiques.

Cette boussole est l’expression d’une doctrine fondée sur la compétitivité. Au même moment, il est question de réformer l’Union douanière et de renforcer les contrôles aux frontières extérieures. C’est ainsi qu’il serait mis fin à l’exonération de droits de douane dont bénéficient les colis de moins de 150 euros, les mêmes échappent à TVA. Les fournisseurs chinois de jouets, vêtements et autres équipements de tous ordres ont largement exploité cette brèche fiscale et réglementaire. La fin de l’angélisme est en vue. L’activisme libre-échangiste est-il en voie d’apaisement ? Pouvons-nous encore justifier d’importer des produits échappant aux normes que nous imposons aux producteurs européens ?

L’orientation est prometteuse. Il nous reste à souhaiter que les actes et les moyens soient à la hauteur de l’ambition affichée ? Pour qu’il en soit ainsi, une véritable révolution budgétaire est requise. Le dispositif actuel est obsolète. Pendant cinq ans (2014-2019) j’ai présidé la commission des budgets au Parlement européen. Enchâssé dans un carcan pluriannuel de sept ans CFP), l’exercice budgétaire est un simulacre démocratique. Au total, le budget correspond à 1% du PIB européen. Ses ressources propres sont constituées par le produit des droits de douane. Au fil des traités de libre-échange (leur négociation est l’une des 4 compétences exclusives de l’UE, à côté du marché intérieur, de la monnaie et de la protection des ressources halieutiques), ils ne représentent plus que 10% du financement. Le solde, 90%, provient des contributions des Etats membres en fonction de leur richesse relative. Les trois-quarts des crédits repartent les Etats membres par trois canaux : le Fonds de Développement régional, le Fonds social (FSE+) et la Politique Agricole Commune (PAC). Chacun y a sa part bouclée pour les 7 années du CFP. Au total certains Etats vont percevoir plus que leur contribution (net receveurs) alors que d’autres payeront plus que ce qu’ils recevront (net contributeurs). La négociation a lieu tous les 7 ans au prix d’âpres négociations car l’unanimité est requise. A l’évidence, les marges de manœuvre annuelles sont infimes. Le CFP actuel vient à son terme fin 2027. Peut-on espérer une inflexion avant cette échéance ?

L’horizon budgétaire est chargé de lourdes incertitudes. L’équation va s’apparenter à la quadrature du cercle. 50 milliards ont été promis à l’Ukraine. A u surplus, la dette souscrite dans le cadre de la pandémie de Covid-19 à hauteur de 750 milliards d’euros sera remboursée à compter de 2028 à raison de 30 milliards par an. Une fois encore, les pays vont s’opposer, frugaux contre dépensiers, net receveurs contre net contributeurs, calvinistes contre Club-Med. Certains vont imaginer de nouvelles ressources propres, Taxe carbone aux frontières, quotas d’émission de CO2, taxe sur les transactions financières. Tous ces prélèvements nouveaux, sous réserve qu’ils soient effectivement recouvrables, viendraient s’ajouter aux prélèvements actuels.

Il serait sans doute plus judicieux d’inviter les Etats membres à commencer à transférer les compétences que manifestement ils ne sont plus en situation d’exercer réellement seuls (Défense, diplomatie, aide au développement, Spatial, IA, maîtrise des flux migratoires) et de transférer les crédits qu’ils y consacrent vers le budget de l’UE.

Je doute que la Commission s’avance sur ces lignes. Les propos entendus accréditent une renationalisation des programmes des trois canaux de la politique de cohésion (FDR, FSE+, PAC) en vue de débureaucratiser les procédures. Intention louable, mais qui oblige à s’interroger sur l’utilité de ses actions qui impliquent un versement au budget pour espérer en récupérer tout ou partie moyennant des programmes spécifiques générateurs de complexité et de « paperasse ».

Jean Monnet affirmait que « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ». Or les récentes décennies sont émaillées de crises : crise financière internationale 2007-2008, crise de la dette publique en Europe 2009-2010, crise migratoire 2015, crise sanitaire 2019-2022, crise géopolitique guerre en Ukraine 2022, crise commerciale Trump 2025, le tout sur fond de crise climatique. A la vérité, rien d’essentiel ne change. Aucune de ces crises n’a suffi pour déclencher l’électrochoc décisif.

Les citoyens en attente d’une Europe souveraine

L’actualité donne en spectacle une Europe impuissante. A la fin du XIXème siècle, les nations européennes dominaient le monde. Les principaux pays avaient développé leur empire dans les colonies conquises. Après deux Guerres Mondiales tragiques, les peuples colonisés ont tiré les conséquences de leurs colonisateurs et ont acquis leur indépendance, souvent au prix de violences et de confrontations sanglantes. Repliés sur leurs bases, ils ont cru pouvoir s’en remettre au dogme de l’économie sociale de marché, privilégiant la consommation et le temps libre. Le déchaînement de la mondialisation a radicalement changé la donne. Sous drapeaux américain, russe et chinois, l’impérialisme est de retour, s’y ajoute les phénomènes de concentration technologiques et financières donnant corps à des acteurs économiques dont le gigantisme échappe désormais aux régulations publiques. Le modèle démocratique occidental est menacé par les régimes autoritaires.

Dans son rapport d’avril 2024, Enrico Letta souligne, je le cite « Aucune réforme, aucune conception innovante, aucun progrès réel ne sera possible, compris et accepté sans la participation active et l’engagement véritable des citoyens ». Je partage sans réserve cette vision. Au plan pratique, j’ai pris l’option de m’adresser à la jeunesse et me suis intéressé au programme Erasmus+ lancé par l’Europe en 1987. « European Action for the mobility of university students ». Formidable programme d’enseignement transfrontalier, en attendant des diplômes et des reconnaissances de qualification identiques dans tous les pays de l’UE.

L’Europe de la Défense est aujourd’hui au cœur des débats européens, peut-être même sur les rails. La présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen, a fait adopter lors du Somment des chefs d’Etat et de gouvernement, un plan prévoyant 800 milliards d’euros de dépenses militaires, reposant, il est vrai, sur les Etats membres. 150 milliards seraient empruntés par l’UE et mis à disposition des pays engageant des achats communs. De son côté, la France entend porter son budget de défense à 100 milliards. Quand l’Allemagne, son futur chancelier a la volonté de lever le frein constitutionnel à l’endettement pour doter un fonds d’investissement au secours d’infrastructures et d’équipements vieillissant (routes, trains, écoles). L’onde de choc est si puissante que la Royaume-Uni se rapproche de ses partenaires de l’UE pour tenter une réponse coordonnée à l’isolationnisme américain comme à l’agressivité russe. Le retour des impérialismes réveille l’Europe, assoupie et désarmée par 80 ans de paix.

Il faudra sans doute remercier Donald Trump et son vice-président, James David Vance, d’avoir réveillé les Européens. Si le recours à l’emprunt est une tentation permanente, convenons qu’elle n’est pas la manifestation du courage politique. Que de bévues politiques commises, d’illusionnisme démagogique, le temps libre et la consommation proclamées valeurs ont montré leurs limites. Les dividendes de la paix si vite empochés pour financer des largesses sociales fut une coupable commodité. L’urgence économique est de réarmer l’économie. Elle appelle des réformes lourdes au premier rang desquelles la suppression des impôts de production, y compris les cotisations sociales sur le travail finançant la santé et la politique familiale, les mesures nécessaires pour travailler plus (temps de travail et durée de la vie au travail), celles indispensables pour travailler mieux (formation professionnelle, ouverture internationale des parcours de formation).

Au-delà de ces déclarations gouvernementales martiales, la force de résistance, la résilience, dépendra de notre compétitivité, de notre puissance économique et de notre solidarité intra-européenne. C’est dire si l’adhésion des citoyens est vitale. Au même titre, l’éducation et la formation professionnelle, l’Europe des talents.

Oui, l’Europe peut reprendre en main son destin, c’est une question de lucidité, de courage et de volonté. C’est la responsabilité des acteurs politiques comme des citoyens.