Pour une transformation de la gouvernance publique
Depuis plusieurs décennies, le déchaînement de la mondialisation, la survenance de crises internationales, les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu mettent à rude épreuve l’art de gouverner, le management public. Faute de s’être adaptée aux mutations, s’adonnant plus aisément aux promesses coûteuses qu’aux inflexions frugales, la démocratie cède à la tentation de vivre à crédit. Les dettes financières s’ajoutent aux dettes écologiques et sociales. A bout de souffle, l’Etat providence croule sous l’ampleur de sa prodigalité. Il est au cœur de débats passionnés. Porté par la volonté de prévenir son naufrage, un courant de pensée politique et administrative emprunte volontiers aux entreprises les concepts de management et de gouvernance. Nombre de pays de l’OCDE ont renouvelé leurs pratiques de pilotage des affaires publiques et obtenu de probants résultats.
C’est donc une louable initiative que de rassembler dans une encyclopédie les connaissances, principes, méthodes, expériences et résultats des diverses façons de piloter l’action publique, à tous niveaux, comparaisons internationales à l’appui. Le management public vise l’activité des gestionnaires dans la diversité des entités administratives. Les interactions sont multiples et appellent l’implication de toutes les parties prenantes, en interne et en harmonie avec la société civile. Il requiert psychologie, intelligence des situations, lucidité et courage. La satisfaction des besoins n’est pas qu’une question de moyens. On a maintes fois observé qu’avec des moyens identiques, des institutions comparables atteignent des performances contrastées. Lorsque la gouvernance est défaillante, le management est inopérant.
Le concept de gouvernance publique désigne la façon dont le pouvoir est exercé dans les affaires d’une communauté, nation, Europe, collectivité territoriale. Il prend en considération les institutions, les traditions, les conciliations d’intérêts contradictoires, les modes d’expression des citoyens, les arbitrages décidés au nom de l’intérêt général. La « bonne gouvernance » privilégie un faisceau de valeurs et de principes. En France, l’Etat par son histoire, sa place, son rôle et son poids reste l’acteur clé de la gouvernance publique. A l’épreuve du temps, deux dérives systémiques se sont développées au point d’hypothéquer son efficience et sa souveraineté : le centralisme bureaucratique et la spirale d’endettement. Comme si à l’engourdissement ne peut répondre que la planche à billets.
A la différence de ses voisins européens, la France est marquée par une forte centralisation. Ses administrations se sont étoffées et sédimentées, produisant profusion de textes réglementaires. De leur côté, les parlementaires, désormais privés de mandats locaux, à l’écoute des lobbies sociétaux et des groupes de pression, cèdent à la tentation d’aggraver la complexité et l’instabilité des textes. Tout semble dépendre du pouvoir central. Le phénomène s’est singulièrement amplifié depuis la constitutionnalisation du principe de précaution. Pour échapper à leur mise en cause devant les juridictions, les acteurs des échelons inférieurs attendent les instructions des ministres. L’heure n’est plus à la prise de risque. La hantise des contentieux inhibe les décideurs, y compris les ministres. Les gouvernants, après avoir reçu les avis des partenaires sociaux et des administrations centrales édictent des circulaires s’étalant sur des dizaines de pages où tous les cas de figures sont traités. Dans l’édifice institutionnel, les marges de liberté consenties aux acteurs territoriaux sont parcimonieusement bordées. Le système est sur-administré, faisant peser sur les gestionnaires publics des contrôles a priori surabondants, pointilleux et inhibants. Etrangement, ils laissent dans l’ombre l’évaluation des résultats obtenus ainsi que le contrôle a posteriori. Ce processus diffuse une ambiance de méfiance à tous les étages, peu propice à l’innovation et au développement d’une culture de la performance. La galaxie budgétaire est dense du fait de l’extrême fragmentation des entités administratives, plus de 93.000 contre 15.000 en Allemagne. L’équilibre apparent de ses comptes de la Sécurité sociale résulte d’une perfusion consentie par le budget de l’Etat. L’absconse tuyauterie de ces flux financiers évolue et s’ajuste chaque année, objet d’une documentation aussi pléthorique qu’illisible. De leur côté, les collectivités territoriales constituent un paysage éclaté. Le Mille feuilles supplée l’atonie du regroupement des communes, entretient le brouillard et la dilution des responsabilités. Le jacobinisme encourage une forme de cogestion entre la haute administration et les partenaires sociaux, mode opératoire plus enclin à rigidifier qu’à réformer. Face aux difficultés ressenties dans le pays, toutes les revendications ciblent l’Etat dont les inerties et dysfonctionnements avivent l’incompréhension des citoyens. Trop d’illusions sont encore entretenues autour du mythe de l’Etat providence.
Nos pratiques budgétaires sont un sujet d’étonnement pour nos partenaires non méditerranéens de l’Union européenne. Nous sommes soupçonnés d’addiction à la dépense, aux déficits et à la dette. Les finances publiques françaises sont rigides. Dans un engrenage fatidique, les dépenses ne baissent jamais et l’endettement progresse sans répit. Le dernier budget à l’équilibre date de 1974. Mécaniquement, en près d’un demi-siècle, la dette a bondi de moins de 20% du PIB à 100% juste avant la crise sanitaire de 2020. Le niveau des prélèvements obligatoires est parmi les plus élevés au monde, mais ne suffit pas à financer les dépenses de fonctionnement. Faute de normes budgétaires nationales, le Pacte de stabilité et de croissance fait office de garde-fou en limitant le déficit global à 3% du PIB. Sujet d’étonnamment, les débats politiques font aisément l’apologie de la dépense et du déficit, symboles du courage. Les mœurs budgétaires ne manquent jamais de transformer un déficit moins important que prévu en « cagnotte ». Les contempteurs des réformes sont toujours prompts à dénoncer la « logique comptable ». L’équilibre est synonyme d’austérité. Tant de confusion et d’abus de langage sont révélateurs d’une véritable culture dépensière. Peu importe que la dérive transgresse nos engagements européens et fragilise notre souveraineté, la dette nationale étant majoritairement souscrite par des investisseurs étrangers. De nombreux rapports ont dressé avec précision des constats alarmistes sur la situation de nos finances publiques, analysant les causes, formulant des recommandations pertinentes. Rien n’y fait, pas plus que la nouvelle Constitution financière, la LOLF, conçue et votée en 2001 à l’initiative du Parlement. Le diagnostic met en cause la gouvernance de nos institutions et la ligne politique suivie en dépit des alternances. Véritable ancrage entretenu par le Parlement, les corps intermédiaires, les médias et l’opinion publique. L’électrochoc devra-t-il venir des créanciers à l’occasion d’une cessation de paiements ? Le Portugal et la Grèce en ont fait l’expérience, la réduction des pensions de retraite a été dictée par les payeurs étrangers. Ou bien, comme au Canada en 1994, la provocation du Wall Street Journal annonçant la faillite du pays ?
La rigueur budgétaire n’exclut pas des interventions atypiques justifiées par des évènements d’une exceptionnelle gravité, telle la pandémie de Covid19. En la circonstance, la masse monétaire nécessaire pour tuer dans l’œuf le risque d’effondrement général a été heureusement livrée par la BCE. Cet épisode ne peut en aucune façon accréditer le fantasme de l’argent magique gratuit. La séquence se soldera par un surcroît de dette que tout hypothétique cantonnement ne saurait alléger. Selon toute vraisemblance, lorsque les titres de la dette Covid viendront à échéance, l’Etat ne pourra les honorer qu’en empruntant l’équivalent. C’est ainsi que « roule » la dette publique depuis des décennies. Il est à craindre qu’entre temps les taux d’intérêts aient évolué à la hausse.
Les défis incontournables qui s’annoncent, la transition énergétique, la révolution digitale et le vieillissement de la population, demandent des engagements robustes inaccessibles sans une transformation profonde de la gouvernance publique et du pilotage budgétaire. La détermination politique nécessite un fort soutien populaire. Exécutif, Parlement et opinion publique ne peuvent plus longtemps se soumettre à la tyrannie du court terme et à l’illusionnisme. L’exigence de stabilité et de vigilance prescrit une vision partagée du cap à tenir par un gouvernement dont les portefeuilles ministériels sont invariables, des assemblées parlementaires légiférant « d’une main tremblante » et contrôlant l’action du gouvernement et des administrations publiques, des citoyens avisés par des redditions de comptes éclairantes. Le déclic et la pédagogie ne peuvent venir que d’une information en rupture avec les usages du « clair-obscur » dont la pratique vient de loin. Du temps du franc il était de bon ton de jeter un voile sur la situation des finances publiques, « pour ne pas mettre en difficulté notre monnaie ». La discrétion était de mise et la communication à minima servait l’intérêt national. Eu égard aux spéculateurs avides de dévaluation, moins on en disait, mieux on se portait. Ce faisant, une culture d’opacité s’est enkystée, autorisant des pratiques périmées, servant de voile aux atermoiements. Au sommet de la pyramide, les grands corps de l’Etat, si attachés à leurs statuts, à leur positionnement et à leur pouvoir d’influence, ont ajouté l’entre soi au clair-obscur. Il est temps de diffuser la lumière dans chaque espace de la sphère publique et de présenter sans complaisance la situation globale aux Français.
La démocratie postule qu’une documentation synthétique, comme le font les entreprises, soit rendue publique. Un tableau agrégeant les comptes de l’Etat et ceux de la Sécurité sociale, analysant par nature les recettes et dépenses publiques. Information complétée par l’évaluation prévisible de l’endettement à long terme. A cet égard, à tous les niveaux, Etat, Sécurité sociale, le court terme borne l’horizon. Comparée aux pays de l’OCDE, la France se distingue par un manque de projection à long terme des budgets publics et de la dette (75 ans au Canada, 40 ans en Allemagne). Dans l’urgence, la rituelle et néfaste « technique du rabot » (baisse arbitraire et uniforme des dépenses, gel des crédits) l’emporte sur les réformes structurelles. La recherche d’affichage immédiat pousse aux artifices sans lendemain. A ce stade, le concept de management public frôle l’oxymore. Si l’information financière fait office de boussole, sa sincérité ne supporte aucun soupçon. A l’exemple de nombreux pays, une vigie indépendante s’impose dans le paysage institutionnel. Pour couper court aux joutes politiciennes et aux débats stériles, les redditions de comptes ainsi que les prévisions doivent être incontestables. C’est à cette fin que la Cour des comptes est chargée de « La certification de la régularité, de la sincérité et de la fidélité des comptes de l’Etat ».
Dotée du statut de juridiction, composée de magistrats incarnant l’élite de la haute administration, la Cour des comptes s’est muée en auditeur des comptes publics, à équidistance du Gouvernement et du Parlement. L’alerte à destination des citoyens s’opère à bas bruit. Elle produit des rapports incisifs, dénonçant dysfonctionnements et gabegies. Il est malheureusement symptomatique que la plupart restent sans suite. En fait, comme le Conseil d’Etat, elle s’apparente au pouvoir. Le va et vient incessant de ses membres entre leurs missions d’audit des comptes publics et leur participation au pouvoir exécutif met en doute son indépendance. Toute proportion gardée, c’est un peu comme si le directeur général d’une société cotée en Bourse en devenait périodiquement le commissaire aux comptes. Une déontologie stricte porterait remède à une suspicion préjudiciable et permettrait à la Cour d’être enfin entendue par les Français. Au-delà de l’Etat et de la Sécurité sociale, toute entité publique, doit faire l’objet d’une certification annuelle de ses comptes. L’autorité du certificateur dépend de son indépendance et de sa distance par rapport à tout engagement politique partisan.
Les collectivités territoriales sont protégées des dérives en ce qu’elles ne peuvent recourir à l’emprunt pour rembourser leurs dettes venant à échéance pas plus que pour financer une fraction de leurs dépenses de fonctionnement. En cela, elles se distinguent de l’Etat et de la Sécurité sociale. Elles gagneraient toutefois à soumettre leurs redditions de comptes à un contrôle annuel donnant lieu à une certification de sincérité, soit par les chambres régionales des comptes, émanation de la Cour, ou par des auditeurs privés.
Le pouvoir d’achat durable des citoyens dépend de la production effective de biens et services, en corrélation avec la durée du temps de travail. C’est en cela que les législations déterminent le niveau de vie. La croissance économique conditionne l’ampleur des ressources budgétaires. Les prélèvements obligatoires français sont parmi les plus élevés au monde. Toute augmentation est à exclure. Dans un marché ouvert à la concurrence internationale, l’impact de la fiscalité sur la compétitivité de l’économie doit être évalué avec circonspection afin de prévenir les funestes mouvements de délocalisation et de désindustrialisation. Les impôts et charges sociales, en dernier ressort, sont payés par les ménages. Il serait judicieux de cesser de leur donner l’impression qu’ils y échappent. L’impôt est au cœur de tout pacte communautaire. La bonne gouvernance doit s’affranchir des anachronismes et des sophismes. Il n’y a donc pas d’alternative à la maîtrise des dépenses. Celle-ci exige la transformation radicale du pilotage budgétaire et de la gouvernance publique.
Les adeptes de l’Etat stratège conviendront de ne confier à l’échelon supérieur que ce que l’échelon inférieur ne peut efficacement accomplir. Au-delà de la décentralisation, ce principe porte à imaginer que l’Union européenne, outre la monnaie, pourrait utilement prendre en charge l’exercice de compétences que les Etats membres ne parviendraient plus à assumer seuls, au plan national. L’augmentation du budget européen ne peut en aucune façon entraîner un supplément de dépenses.
La politique est action, et l’action vise à la réussite. En démocratie, pour être durable la réussite passe par le respect des droits fondamentaux et la participation des citoyens aux décisions, fût-ce par leurs représentants élus. La transparence, l’évaluation, la simplification et la stabilité normative, la responsabilisation, le pragmatisme, l’expérimentation sont les principes et pratiques incontournables. La bonne méthode est celle qui atteint ses objectifs. Elle reste à réinventer chaque jour. Puisse l’Encyclopédie du management public y contribuer. En attendant l’Encyclopédie de la bonne gouvernance d’un pays démocratique.
Jean Arthuis
Le 28 janvier 2022