Chronique publiée dans le Point (digital) par Jean Arthuis 

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Dette publique et lucidité collective pour de nouvelles règles du jeu

Face à la crise du Covid, les Etats, assureurs systémiques, ont mobilisé des moyens sans précédent en temps de paix. C’est à ce prix qu’ils ont assuré la sécurité sanitaire des populations et prévenu un collapsus économique et social. Les banques centrales ont créé les volumes de monnaie dont ils avaient besoin et permis qu’ils les empruntent sans charge d’intérêt. Le concept d’argent magique a promptement fait florès chez tous les contempteurs du principe de réalité. La suite est connue, retour de l’inflation et réapparition des taux d’intérêts.

En France, la charge de la dette pourrait bientôt passer devant le budget de l’Education nationale. Sans correctifs robustes, tout laisse à penser que le phénomène risque de s’amplifier au fur et à mesure du refinancement des emprunts venant à échéance. Il est bien connu que l’Etat fait rouler sa dette, autrement dit qu’il ne rembourse qu’en empruntant à due concurrence. Pour échapper à cette mécanique inexorable il n’y a que deux réponses, soit liquider une partie des actifs cessibles, immeubles ou titres de participation dans des entreprises, en veillant à ne pas se séparer des plus productifs de revenus annuels, soit en réduisant le déficit global des comptes de l’Etat et de la Sécurité sociale. Or, en 2024, se clôt un demi-siècle de déficit chronique, propulsant la dette publique de 15% du PIB à plus de 110%. S’il reste vrai que les titres émis par le Trésor sont recherchés par les investisseurs, les taux d’intérêt plombent les marges de manœuvre. Avec une masse d’emprunts supérieure à 3000 milliards d’euros, le spectre de budgets embolisés par la charge des intérêts commence à taquiner les esprits. Faute d’anticipation et de redditions de comptes éclairantes, l’attention se focalise soudainement sur la dette et met en évidence la singularité de notre pilotage budgétaire.

Alors que la plupart des pays de l’OCDE procèdent à des projections sur plusieurs décennies de leur endettement, la France campe dans le court terme, encouragée en cela par la Constitution qui consacre l’annualité des budgets. Nos deux exercices de prévisions pluriannuelles, qu’il s’agisse de nos programmes de stabilité destinés à rassurer nos partenaires de la zone euro, ou de nos lois de programmation des finances publiques restent formels et souvent incantatoires. Les premiers sont transmis à Bruxelles sans véritable engagement politique et n’ont jamais été respectés. Quant aux secondes, elles proclament des objectifs prometteurs et dessinent des trajectoires courageuses mais ne sont pas parvenues à freiner suffisamment le rythme des dépenses. Il est toujours tentant d’activer le levier des prélèvements obligatoires, impôts, taxes et autres cotisations sociales pour équilibrer les budgets, mais nous avons déjà saturé notre potentiel. A volume égal, le chantier reste ouvert pour arbitrer entre les impôts de consommation ou ceux assis sur la production. La réindustrialisation et le rééquilibrage de nos échanges commerciaux en dépendent. En dépit des alertes, rapports de la Cour des comptes, agences de notation, notre gouvernance budgétaire peine à inverser les tendances. Y-aurait-il une sorte d’addiction, aisément érigée en vertu, pour la dépense et le déficit publics ? C’est ainsi que l’on s’autorise à qualifier « cagnotte budgétaire » le présage, en cours d’année, d’un déficit moins élevé que prévu. Et de plaider pour le desserrement des cordons de la bourse !

C’est à l’occasion de la reddition de comptes que nous devrions collectivement porter un regard lucide sur notre responsabilité budgétaire. Ce moment est étonnamment escamoté dans notre tradition parlementaire. Les tentatives opérées pour y porter remède sont restées lacunaires. La révélation du résultat obtenu en fin d’année ainsi que la publication de la situation patrimoniale, devraient sonner l’heure de vérité. Malheureusement, enfouies dans l’abondance et la complexité documentaire, les données, faute d’une présentation globale et synthétique, sont illisibles et incompréhensibles par les parties prenantes, parlementaires, corps intermédiaires, contribuables, citoyens. Ces documents dits « lois de règlement » sont votées dans chacune des assemblées, expédiées en quelques heures, dans l’indifférence générale. En revanche, le débat public a lieu en amont, nourri par les effets d’annonces. Il se concentre sur les projets de lois de finances (PLF et PLFSS), lors de discussions qui occupent députés et sénateurs pendant un trimestre, l’automne.  Au stade final, avec ou sans recours à l’article 49-3 de la Constitution, le texte voté est quasiment identique à celui arbitré et soumis au Parlement par l’exécutif. La continuité dans le clair-obscur et l’entre-soi préserve la singularité de la sphère publique. Rien de tel dans la vie courante des entreprises et des associations. Les états financiers, compte de résultat et bilan, certifiés sincères par des auditeurs indépendants, sont accessibles et attendus par l’ensemble des parties prenantes.

Notre pilotage budgétaire appelle une transformation radicale. Nos procédures et pratiques sont anachroniques et notre pays pourrait se montrer vulnérable s’il ne parvenait pas à mieux maîtriser ses finances publiques. D’autant plus vulnérable que le déficit budgétaire se double d’un robuste déficit de la balance commerciale. Notre communauté nationale ne parvient pas à produire de la valeur à la hauteur de ce que nous consommons. Le temps est venu de présenter aux français la situation globale de nos finances publiques, en agrégeant les comptes de l’Etat et ceux des organismes de protection sociale et en établissant une image fidèle des grandes masses de la situation patrimoniale. Il n’est pas permis de s’en tenir exclusivement au montant de la dette monétaire. Il peut y avoir des stratagèmes pour en masquer le poids. Au surplus, certaines dettes, sociales et environnementales, sont souvent éludées. Les réponses attendues par nombre de nos concitoyens en souffrance, inquiets de leur avenir, ne peuvent se contenter de moyens qui nous endettent un peu plus. Les réformes des structures et des modes de gouvernance appellent un effort de pédagogie. Et la pédagogie a besoin de prendre appui sur des données fiables, éclairant la situation présente et les évolutions prévisibles, sans complaisance. L’après-Covid nous invite à adopter de nouvelles règles du jeu. De lourds défis nous attendent, transition écologique, vieillissement démographique, réarmement militaire. Puissions-nous pour le moins convenir d’éviter d’emprunter pour financer des dépenses courantes de fonctionnement.

Osons donner à la reddition de comptes la place qu’elle mérite dans nos débats budgétaires et la rendre enfin compréhensible par tous les membres de notre communauté nationale. Sa sincérité ne doit en aucune façon être entachée par le moindre doute. C’est dire le rôle impératif d’une vigie indépendante, une Autorité garante de la fiabilité des comptes publics et de leur projection dans l’avenir.

Jean Arthuis

Ancien ministre