ITW de Jean Arthuis diffusée en ligne par Le Point
Le Point : l’état des finances publiques du pays vous inquiète-t-il ?
Jean Arthuis : Oui, car l’endettement et le déficit sont très élevés, alors même que nos niveaux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires ont atteint la limite ; la France est, après le Danemark, le pays de L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) où le niveau des prélèvements obligatoires rapporté à la richesse nationale est le plus important [45,15% du PIB, NDLR]. Le dernier équilibre de nos finances publiques date de 1974. Cela va bientôt faire cinquante ans ! Depuis, le pays affiche un déficit chronique, qui est financé par l’endettement. S’endetter pour financer des investissements d’avenir, cela ne pose aucun problème. Mais ce n’est pas le cas. La France s’endette pour financer ses dépenses courantes, ce qui est préoccupant. D’autant plus que la dette publique française est détenue pour moitié par des investisseurs étrangers.
Quelles seraient les conséquences si on laissait filer la dette, qui se situe autour de 3000 milliards d’euros, comme le préconise une partie de la représentation politique ?
Le premier risque, c’est le renchérissement des taux d’intérêt. Il hypothèque les marges de manœuvre budgétaire. Nous y sommes, puisque nous empruntons désormais autour de 3%, contre 0% il y a peu, ce qui a un impact sur la charge de la dette. Et cela pourrait continuer à monter. Le deuxième risque, c’est la pérennité de la zone euro, car la monnaie unique est basée sur des règles budgétaires communes, un peu comme un règlement de copropriété que chaque Etat membre se doit de respecter. Le troisième risque, c’est de manquer de financement pour faire face à la prochaine crise ou bien aux défis majeurs que sont le vieillissement de la population et la transition écologique. Enfin, un dernier point : quand on s’endette, arrive toujours un moment où l’on se retrouve entre les mains de son créancier. C’est ce qui est arrivé à l’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras en 2015. Ce dernier a été contraint d’appliquer un paquet de réformes difficiles dicté par le Fonds monétaire international (FMI), alors que son peuple venait de rejeter ces réformes par référendum.
Le gouvernement dit vouloir réduire la dette par la croissance. Est-ce réaliste ?
C’est volontariste. Le retour à l’équilibre budgétaire passe par des réformes structurelles et la croissance effective dépendra des gains de compétitivité qui en résulteront. Je suis préoccupé par le déficit chronique de notre balance commerciale. Collectivement, nous consommons plus que ce que nous produisons. D’où l’impératif de travailler plus. Depuis plusieurs décennies, les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont annoncé que la croissance économique leur permettrait de rétablir les équilibres budgétaires. Malheureusement, cela ne s’est jamais vérifié. Aujourd’hui, cela me paraît d’autant plus improbable que les contraintes environnementales vont peser sur la création de richesses. Depuis qu’elle présente ses Programmes de stabilité annuel à la Commission européenne, c’est-à-dire depuis la création de l’euro en 1999, la France n’a jamais respecté ses engagements chiffrés. C’est une très mauvaise habitude qui met en cause notre crédibilité aux yeux de nos partenaires de la zone euro.
Puisque la croissance ne peut pas être l’unique réponse, que faut-il faire ?
Ces dernières décennies, la France a voulu à la fois promouvoir le progrès social (la retraite à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés, les 35 heures…) et conserver une stabilité des prix. Or, elle l’a fait au moment où la mondialisation s’est déchaînée avec l’accélération des échanges et l’arrivée d’Internet. Tout le monde se souvient de la malheureuse formule de l’ancien PDG d’Alcatel, Serge Tchuruk : « l’entreprise sans usines ». Le résultat de tout cela, c’est la désindustrialisation du pays. Désormais, il faut remettre de la sagesse et de l’ordre, et donc en finir avec l’illusionnisme économique. Cela commence par une présentation plus claire et donc agrégée de nos finances publiques.
Qu’entendez-vous par là ?
Chez nous, les finances publiques sont dans le clair-obscur. Ce sont des discussions d’experts où chacun reste dans son couloir de natation, sans vision globale. Un exemple ? Les experts du Comité d’orientation des retraites (COR) affirment que le système de retraites est équilibré alors que ce n’est pas du tout le cas, car ils omettent de prendre en compte les compensations financières de l’Etat, notamment via la CSG, qui le financent pour un tiers. Cette présentation fallacieuse a flouté le débat sur la dernière réforme des retraites. Il me semble qu’on aurait eu intérêt à présenter clairement la situation. En clair, que l’on présente aux Français un état unique et simple à comprendre des finances publiques, qui comprendrait les compensations pour les retraites, la Sécurité sociale, la SNCF, etc. Cette remise à plat permettrait d’avoir enfin un débat éclairé sur la question du budget de la nation et de la dette publique.
Pourquoi notre pays est-il incapable d’équilibrer ses comptes ?
La France est atteinte d’une terrible addiction à la dépense publique et au déficit. On s’est habitué aux interventions massives de l’État. Or, il faut les réserver aux événements exceptionnels, comme les crises. La France est également aux prises avec un sérieux déni de réalité. La situation est paradoxale : d’une part, nous sommes le pays qui est le plus redistributeur sur le plan social de l’OCDE, avec 32% du PIB ; et, d’autre part, nous sommes celui où l’on se plaint le plus du supposé appauvrissement général de la population.
Certains estiment que l’euro peut nous servir de parapluie.
Tant qu’on avait le franc, on subissait régulièrement des dévaluations. Ces dernières généraient d’ailleurs des tensions à l’intérieur de la communauté européenne. Mais par la suite, il est vrai que la zone euro nous a protégés. Si nous n’avions pas été dans l’euro, le gouvernement Jospin n’aurait jamais pu faire passer sa loi sur les 35 heures. Le franc eut été sanctionné immédiatement comme il le fut au début des années 80. Sans l’euro et la Banque centrale européenne (BCE), la France n’aurait pas pu s’en sortir comme elle l’a fait de la crise financière de 2008 et de la crise liée au Covid. Mais attention, le discours sur le parapluie de l’euro me paraît dangereux. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de dette publique européenne unique, comme celle des États-Unis. Il y a, au contraire, une addition des dettes publiques de chacun des États membres, lesquels n’empruntent pas aux mêmes taux. Si un pays membre apparaît laxiste, le taux qui lui est appliqué grimpe significativement et cela réduit d’autant ses marges de manœuvre. La montée en pression sur les taux va sans doute s’accroître. Il faut donc que l’on sorte du court-termisme budgétaire.
Vous avez présidé une Commission sur l’avenir des dépenses publiques en 2021. Mais elle n’a pas débouché sur grand-chose de concret…
Le Parlement a voté plusieurs lois organiques à la suite de notre rapport, notamment sur « le printemps de la dépense publique » et la loi de règlement de la Sécurité sociale. Mais il n’a malheureusement pas adopté nos principales préconisations. La première d’entre elle consistait à créer un projet de loi de finances publiques qui engage l’État et les partenaires sociaux sur cinq ans, et non sur une seule année comme c’est le cas actuellement, et qui acte le principe selon lequel les dépenses doivent obligatoirement croître moins vite que les rentrées d’argent. Nous avons préconisé, en second lieu, un débat annuel au Parlement portant sur la situation budgétaire, agrégeant PLF et PLFSS, ainsi que sur l’état de la dette et sa projection dans le temps. De tels débats existent déjà en Allemagne et au Canada, avec des chiffrages qui anticipent la situation de l’endettement et sa soutenabilité sur plusieurs décennies, soixante ans pour le cas du Canada, quarante ans en Allemagne. Malheureusement, la France ne dispose pas de telles projections. Aujourd’hui, nos prévisions économiques se cantonnent dans le court terme. Et elles sont faites par le ministre de l’Economie et des Finances, qui est juge et partie. Dans la plupart des pays de l’OCDE ce n’est pas le cas. C’est pourquoi nous avons proposé une troisième mesure forte : la création d’une autorité 100% indépendante pour assurer le suivi des engagements de l’État et des collectivités en matière de finances publiques. Certes, François Hollande a créé en 2012 le Haut conseil des finances publiques, mais il est resté entre les mains de la Cour des comptes, ce qui est problématique.
La Cour des comptes n’est-elle pas indépendante ?
En principe, elle l’est, puisque c’est une juridiction. En pratique, j’observe néanmoins qu’un certain nombre de ses membres multiplient les va-et-vient entre la Cour et l’exécutif ou les grandes directions d’administrations centrales de l’Etat ou de la Sécurité sociale. Cela ne pose-t-il pas, en effet, un problème d’indépendance. Dans le privé, c’est impossible. Imaginez qu’un commissaire aux comptes devienne le dirigeant d’une l’entreprise qu’il contrôle, puis de redevenir certificateur de la sincérité des comptes ! Mon opinion personnelle est qu’il faudrait pour le moins, à côté de la Cour des comptes, une Haute Autorité des Finances Publiques à l’abri de toute suspicion d’entre-soi et de connivence, parlant directement aux français. On devrait pouvoir y nommer des économistes, des experts, des personnalités qualifiées et indépendantes issues de la banque de France ou de la BCE, du Trésor. Charge ensuite à eux de réaliser des présentations des comptes publics qui soient complètes et lisibles pour tous les Français. Enfin, une telle instance devrait regrouper toutes les autres : le COR, notamment. Philippe Seguin avait coutume de dire qu’il y avait urgence à privilégier la longue-vue par rapport à la loupe. C’est toute l’architecture et le mode opératoire qu’il faut revoir, en veillant à responsabiliser tous les acteurs. C’est en cela que la déconcentration administrative et la décentralisation peuvent s’avérer salutaires. L’innovation ne saurait se limiter à la sphère marchande. Redonnons des marges de liberté et de responsabilité aux acteurs territoriaux.
Où trouver une majorité au Parlement pour un tel big bang ? La plupart de nos parlementaires semblent bien éloignés de ces considérations…
Les élus doivent sortir du déni de réalité économique et budgétaire. Sauf à vouloir s’en remettre à la Providence, il n’y a pas d’alternative. Il faut que, collectivement, quelles que soient les tendances politiques, nous puissions tenter de trouver un pacte de responsabilité. Et cela commence par un état des lieux sérieux et global de l’ensemble de nos finances publiques. Par ailleurs, je souhaiterais insister sur une donnée dont on ne parle pas assez dans alors qu’elle devrait être au cœur du débat public : le déficit commercial (-164 milliards d’euros en 2022). Les Français consomment plus qu’ils ne produisent. Cela ne pourra pas durer indéfiniment. C’est un indicateur dont on devrait parler tous les jours à la télévision. Il veut dire que les Français devront travailler davantage s’ils veulent conserver leur niveau de consommation. L’enjeu, c’est ce qu’on laissera à nos enfants et à nos petits-enfants.
Dans son Programme de stabilité 2023, un document qui l’engage vis-à-vis de la Commission européenne, le gouvernement indique que la dépense publique française n’augmentera que de 0,6% d’ici 2027, ce qui n’a jamais été atteint dans la période récente. Y croyez-vous ?
Je fais confiance à ce gouvernement, mais ce sera difficile. Nous devons éviter tout coup de rabot brutal et inscrire l’objectif dans la durée. L’affichage immédiat est souvent factice. Les dysfonctionnements sont coûteux. Trop souvent, nous estimons que la solution est une question de moyens. En fait, pour l’essentiel, il s’agit de problèmes d’organisation et de gouvernance. C’est en cela que le Parlement, à mon avis, doit s’investir plus largement dans sa mission de contrôle de l’action du gouvernement et des administrations publiques. De ce point de vue le « Printemps de l’évaluation » mis en œuvre à l’Assemblée nationale est prometteur. Malheureusement, ce type de mission est peu médiatisé.
Que pensez-vous des nouvelles règles budgétaires européennes ?
Je pense qu’on va en parler pendant un certain temps. Je ne doute pas que la France sera sérieuse, il y va de la pérennité de la zone euro. Tous les acteurs politiques sont appelés à faire preuve de responsabilité face aux enjeux. L’Europe est en construction, chaque crise la fait évoluer. Il nous manque un budget européen digne de ce nom pour mieux piloter les causes qui échappent désormais aux autorités nationales : l’intelligence artificielle, les politiques migratoires, le climat, la lutte contre le terrorisme… Cela passerait par une révision des règles de majorité. Si l’Europe ne modifie pas sa gouvernance, elle restera un espace économique et un marché ouvert au monde, incapable de relever les défis de la globalisation. C’est dire l’urgence de son autonomie stratégique pour mieux répondre aux attentes des Européens.
Vous avez récemment écrit une tribune sur la réindustrialisation. Selon vous, elle est inatteignable sans une baisse des impôts de production. Pourquoi ? Nous sommes dans une économie ouverte dans laquelle il s’agit d’être compétitif. Or, la France charge ceux qui produisent avec des impôts de production plus lourds qu’ailleurs. La conséquence est simple : les emplois partent à l’étranger. Donc il faut absolument poursuivre la baisse des impôts de production si l’on veut réindustrialiser le pays, ce qui est un objectif vital.
D’accord, mais comment financer cette baisse ?
Le plus simple, ce serait de le faire par une légère augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Certains pays l’ont fait, comme le Danemark qui a supprimé en 1987 l’essentiel de ses cotisations sociales grâce à une augmentation de la TVA. Là-bas, elle est maintenant à 25% contre 20% chez nous. La TVA est le seul impôt que l’on paye sur tous les produits importés alors qu’on s’exonère du poids des cotisations sociales en les préférant aux productions locales. Il faudrait l’augmenter de plusieurs points pour réduire les cotisations sociales assurant le financement de la santé et de la politique familiale. Cela permettrait à nos entreprises d’être compétitives et cela se verrait sur la fiche de paie des salariés. Débat difficile mais à mon avis incontournable si nous voulons réindustrialiser et recréer des emplois.
Augmenter la TVA. Voilà qui paraît radioactif dans le débat actuel !
Cela suppose évidemment beaucoup de pédagogie. Quand la gauche parle de “cadeaux” aux entreprises quand on projette de diminuer les impôts qui grèvent leur compétitivité, c’est un archaïsme dangereux ! Car nos entreprises ne vivent pas dans un monde autarcique ; elles sont en compétition avec les autres. Si on veut qu’elles restent chez nous et qu’elles créent des emplois sur notre sol, il faut les délester des impôts de production, dont les plus lourds financent la protection sociale. Celle-ci n’est pas en cause. Il importe de la financer autrement. Politiques de santé et de famille sont au cœur de la solidarité nationale. Notre système est anachronique. Ayons la lucidité et le courage de le faire évoluer. Les Français verront rapidement la différence. Nous avons tous les atouts pour réussir. Question de gouvernance !