Jean Arthuis :

« La crise, épreuve de vérité pour l’Europe »

Jean Arthuis a pris sa retraite d’eurodéputé lors des dernières élections européennes. Européen de toujours, spécialiste des questions budgétaires, il revient pour Toute l’Europe sur les défis auxquels l’Union européenne est confrontée, et en profite pour esquisser la forme que prendrait un continent avec une ambition mondiale.

Ministre de l’Économie de Jacques Chirac de 1995 à 1997, ancien député européen et président de la commission des budgets du Parlement européen, Jean Arthuis plaide pour une Europe fédérale.

Retiré de la vie politique, Jean Artuis demeure un fin analyste des sujets européens. Eurodéputé (UDI-Modem) de 2014 à 2019, sa longue carrière politique l’a porté vers de nombreux postes, secrétaire d’Etat à la consommation et la concurrence sous François Mitterrand, ministre de l’Economie sous Jacques Chirac (95-97), il fut aussi sénateur (97-2014), président de la commission des finances du Sénat et président de la commission des budgets au Parlement européen. Investi dans les projets, il préside l’association Euro App Mobility, dont l’objet est de déployer la mobilité longue des apprentis en Europe, ainsi qu’un think tank politique, l’Atelier libre et responsable..

 

Toute l’Europe : L’Union européenne traverse une crise sans précédent, après le Brexit, la pandémie du coronavirus et le séisme économique et social qu’elle a provoqué. Que pensez-vous du plan de relance de la Commission européenne ?

Jean Arthuis : J’espère qu’il sonne le réveil de l’Union. Le choc économique a conduit la Commission européenne à proposer, parallèlement au cadre financier 2021-2027, un plan massif concentré sur les trois prochaines années. C’est un instrument de relance doté de 750 milliards d’euros, sous forme de subventions et de prêts. Il répond à l’initiative franco-allemande du 18 mai, sa forte caution politique. Si l’Union européenne a déjà eu recours à l’emprunt, cette fois le volume et la finalité sont inédits. Il s’agit d’un dispositif de mutualisation tout à fait exceptionnel pour venir en aide aux régions et secteurs d’activités les plus lourdement affectés. Les mesures visent à protéger les salariés, les entreprises et les Etats.

Pour séduisant qu’il soit, le scénario proposé va devoir surmonter de réels obstacles. La réticence des pays « frugaux » qui en profiteront pour négocier des faveurs abusives, la complexité des règlements à adopter pour attribuer et liquider les aides, la nécessité de créer de nouvelles ressources propres destinées au remboursement des dettes émises. Les institutions de l’Union, Conseil, Parlement et Commission, vont devoir démontrer qu’à situation exceptionnelle elles savent adopter des procédures accélérées, moins formelles et plus pragmatiques, moins tatillonnes et plus confiantes. Quoi qu’il en soit, la portée du symbole politique est considérable. S’endetter conjointement c’est se reconnaître un destin commun.

 

Et sur la gestion de la pandémie ?

L’Union européenne est dépourvue de compétences en matière sanitaire. Mais la Commission a sans doute manqué une belle occasion de monter au créneau. Elle aurait pu interpeller les gouvernants des Etats membres sur la carence d’actions communes et de coordination. Une fois encore l’UE a été la cible de critiques l’accusant de ne pas faire ce que les Etats l’empêchent d’accomplir. Au lendemain des printemps arabes, lors des migrations massives de 2014-2015, le même constat d’impuissance avait propagé le doute dans les esprits. Depuis son élection, le président Macron ne cesse d’appeler l’Europe à son autonomie stratégique. La crise sanitaire doit permettre de franchir une étape décisive.

 

Est-ce que le fait d’avoir pris votre retraite politique vous donne une autre vision de l’Europe ?

La distance prise n’apaise pas ma vision critique du fonctionnement de ses institutions. Dans nombre de pays de l’Occident, les tensions sociales se multiplient, les contestations donnent lieu à des débordements de violence, les gouvernements sont à la peine, la parole publique devient inaudible. Et pourtant, pendant des décennies, le couple libéralisme-démocratie a favorisé la prospérité et fait vivre l’optimisme et la confiance chez tous les citoyens. Les riches comme les pauvres avaient la conviction que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, et que les enfants auraient un sort plus enviable que leurs parents.

Mais depuis les années 1980-1990, la globalisation s’est déchaînée, brisant l’élan porteur de promesses rassurantes. Le choc des délocalisations d’activités et d’emplois et celui du digital, ont laissé beaucoup de personnes sur le carreau. La crainte du chômage et l’absence de perspectives pour ceux qui perdent leur emploi font le lit des démagogues et des extrémistes. Cette dérive a favorisé l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, le vote du Brexit au Royaume-Uni, l’avènement des gilets jaunes en France, et le procès de la mondialisation. Les perdants sont de plus en plus nombreux alors que les revenus des gagnants sont illimités. Le ressenti des inégalités s’amplifie. Et l’Europe n’a pas répondu à ces préoccupations.

 

C’est le couple libéralisme et démocratie qui ne fonctionne plus ? Est-ce qu’il faut le réinventer ?

L’Union européenne n’a pas de gouvernement. Elle est gouvernée par des règles édictées avant le déchaînement de la mondialisation. La rigidité des textes sous le regard inflexible de la Cour de justice européenne bride l’audace politique. La commissaire européenne Margrethe Vestager vient d’en faire les frais à propos de sa croisade sur la taxation des groupes multinationaux. Dans ses compétences exclusives – politique de la concurrence, commerce international – les textes sont anachroniques.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants occidentaux ont estimé que le commerce international garantissait la prospérité et qu’il suffisait de développer pour assurer le développement universel. Le multilatéralisme et l’Organisation mondiale du commerce sont en voie d’effondrement. La donne a changé, il faut réinventer des régulations, pour redonner l’espoir et la confiance à tous les citoyens, à tous ceux qui entreprennent et produisent en Europe. Jusqu’à maintenant, toute forme de protectionnisme intelligent était taboue en Europe. En matière de libre-échange, nous sommes restés trop longtemps dans l’angélisme. Chez les économistes et les dirigeants politiques la tonalité commence à changer, une révision de doctrine ne devrait pas tarder.

 

Justement, faudrait-il parfois restreindre les accords de libre-échange ?

Nous avons l’exemple du dernier accord commercial passé avec le Vietnam qui ne contient rien de contraignant sur le climat.

C’est flagrant d’hypocrisie, on continue à négocier comme au bon vieux temps. La feuille de route obsolète est toujours d’actualité. Pendant ce temps, les agriculteurs et les industriels qui produisent en Europe sont tenus de respecter des normes strictes dont sont exonérés leurs concurrents installés hors d’Europe. Il ne sert à rien d’être vertueux en Europe si le monde entier continue à polluer la planète pour permettre aux consommateurs européens de payer moins cher. Commentant les propositions de la convention citoyenne pour le climat, Emmanuel Macron vient de déclarer qu’il s’opposerait désormais aux accords de libre- échange conclus par l’Union européenne avec des pays tiers ne respectant pas les normes climatiques et environnementales. C’est ainsi qu’il récuse le projet d’accord avec le Mercosur.

Pendant trop longtemps, l’Europe a privilégié les consommateurs sans se rendre compte qu’elle évinçait les producteurs. Elle fonctionne avec des principes périmés. Pilotée par des diplomates sur la base de concepts historiquement datés, elle piétine par défaut de leadership. Le rituel n’a pas changé, lorsque les chefs d’Etat ou de gouvernement se réunissent les décisions ont été préalablement négociées par les diplomates, sans implication ni vision politiques. L’égoïsme national, l’échéancier électoral de chaque pays, et les problèmes immédiats dictent la conduite. C’est la dictature du court-terme. Depuis son élection, Macron plaide pour une souveraineté européenne. Des voix commencent à s’exprimer dans le même sens en Allemagne : chancelière Angela Merkel et plus récemment, Wolfgang Schäuble, l’influent président du Bundestag. Sans intégration politique, l’Union est vouée au chaos.

 

Il y a donc un manque de leadership européen selon vous ? Qui devrait conduire cette dynamique ? Les dirigeants nationaux, ou les membres de la Commission ?

Union économique et monétaire, marché unique offert à la concurrence internationale, l’Europe subit les défis de la mondialisation sans les relever. Elle est le bouc émissaire idéal pour exonérer les responsables effectifs en temps de déconvenues. Elle tarde à proclamer son ambition d’être une Puissance mondiale. Les chefs d’Etat ou de gouvernement, jaloux de leurs prérogatives, tentent de prolonger l’illusion de l’effectivité d’une partie de leurs pouvoirs. Ils choisissent un président du Conseil européen qui ne leur fasse pas d’ombre. J’attends de la Commission qu’elle cesse de se comporter comme le secrétariat général de ce Conseil et qu’elle parle aux citoyens européens. A cet égard, l’engagement politique Jacques Delors à la tête de la Commission, entre 1985 et 95, demeure une référence exemplaire. De son côté, le Parlement doit lui aussi s’émanciper et oser enfin porter le débat sur l’avenir de l’Europe devant l’opinion publique.

Il est temps d’identifier les biens communs européens et de charger l’Europe d’assumer les prérogatives de souveraineté que les Etats, seuls au plan national, n’ont plus la capacité d’exercer : défense et sécurité, migrations, climat, économie numérique, pandémies, autonomie stratégique. Une fois encore, le couple franco-allemand a, je le crois, la capacité de jouer un rôle moteur. Sa force d’entraînement va se mesurer maintenant, dans des circonstances cruciales, à l’occasion de l’adoption du plan de relance.

 

Ce qui doit se traduire par une augmentation du budget de l’Union ?

Oui, mais sans augmenter la dépense publique en Europe. A la différence des parlements des démocraties nationales, le Parlement ne vote pas l’impôt. Sa compétence se limite à la discussion et au contrôle des dépenses. Le budget de l’Union européenne est un simulacre de budget par sa modestie (1% du PIB européen) et son mécanisme de redistribution, à la limite de l’illusion démocratique, financé essentiellement par les Etats. Ses seules ressources propres, les droits de douane, fondent comme neige au soleil au rythme des accords de libre- échange. C’est donc 90 % du budget que prennent en charge les Etats membres avec l’espoir d’en récupérer une large partie au titre des politiques de cohésion (FEDR et FSE) et de la Politique agricole commune (PAC). Soit une redistribution de 70 % du budget. Se creuse ainsi un fossé entre les pays qui versent plus qu’ils ne reçoivent et ceux qui reçoivent plus qu’ils ne versent. C’est la tyrannie du juste retour, le degré zéro de l’esprit communautaire.

L’augmentation du budget de l’Union doit s’opérer par transfert de crédits corrélatifs à des transferts de compétences des Etats vers l’Europe. Dès lors, cette augmentation doit être compensée par l’allégement des crédits engagés au plan national.

 

Concrètement, que changer à l’organisation de l’Union ? Est-ce qu’il faudrait alors toucher aux traités ?

Il faut un traité qui soit compréhensible et lisible. Les traités actuels imposent que les décisions essentielles soient prises à l’unanimité. Les blocages et l’inertie qui en résultent condamnent l’Europe à l’inertie sur les questions essentielles et aux marchandages sur les affaires budgétaires : intérêts commerciaux, rabais sur les contributions et les retours,

prélèvement sur les droits de douane destinés au budget européen par les pays accueillant les importations. Le projet de conférence sur l’avenir de l’Europe a mission de dessiner la vision et le Projet d’Europe Puissance mondiale.

 

Est-ce qu’il faudrait réfléchir également à nouveau à un projet de constitution européenne ?

Oui, le temps est venu de remettre à l’étude un projet de Constitution pour acter l’intégration politique. Les traités sont à bout de souffle. Ils condamnent l’Europe à l’impuissance alors que nous attendons qu’elle s’affirme face aux Etats-continents tels que la Chine, les États- Unis, l’Inde, entre autres. Qu’elle s’affirme également face aux géants du numérique ou de la finance internationale. Pour sortir l’Europe de son enlisement, il est impératif de démontrer ce qu’est la valeur ajoutée européenne. Le Parlement dispose des moyens pour y parvenir à condition de le vouloir.

 

La gouvernance européenne serait à revoir ?

C’est en fait une absence de gouvernance politique. L’Union est une association d’Etats organisant au sein d’un marché unique la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes. Elle est administrée par des règles anachroniques. L’Europe n’est pas en cause. Elle est souvent attendue, critiquée pour son inaction, là où les Etats membres lui interdisent d’agir. La pandémie du coronavirus et la crise économique et sociale, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, se conjuguent en épreuve de vérité. Sans intégration politique, le chaos se profile. Ayons l’ambition de remettre l’Europe dans l’Histoire.