JOUR D’APRÈS :
Il est temps de briser les tabous de la TVA sociale

 

En 2018, la Sécurité sociale a liquidé 470 milliards d’euros de prestations, soit 25% du PIB. Les cotisations sociales correspondent à 54% du financement, et la CSG 26%. S’il est vrai que la CSG s’apparente à un impôt sur le revenu des Français, 250 milliards pèsent sur les coûts de production. A l’heure de la mondialisation et du libre-échange, un tel prélèvement devient un accélérateur de délocalisations et d’emplois.

Dans un rapport sénatorial sur « Les Délocalisations et l’Emploi », publié en juin 1993, j’ai préconisé de « supprimer les charges obligatoires qui pèsent sur la production » et de « compenser les impôts de production par d’autres modes de taxation, notamment sur la consommation ». Dit autrement, je recommandais de financer la Sécurité sociale, branches santé et famille, par la TVA. En européen convaincu, j’appelais de mes vœux « un instrument efficace de défense commerciale européenne ». Alarmiste et volontiers provocateur, mon rapport me valut une volée de bois vert de la part de nombre d’économistes, d’apôtres du libre-échange mondialisé et des zélateurs de la pensée unique du moment. « La mondialisation est une chance pour la France » : avec un tel credo nous pouvions dormir tranquilles. Depuis lors, dans l’exercice de mes différents mandats politique, je me suis toujours heurté à un mur d’incompréhension et de refus. Le séisme qui nous affecte aujourd’hui me commande de réactiver le débat sur la TVA sociale. Après avoir passé en revue les motifs du blocage, je veux une fois encore tenter de mettre en évidence les bienfaits attendus. Avec l’espoir qu’un sursaut de lucidité et de courage nous porte à l’action pour sauvegarder le cœur de notre pacte de solidarité.

 

Le front du refus

Partenaires sociaux et responsables politiques campent dans le déni, voire le négationnisme. Tous les arguments, y compris les plus spécieux sont bons pour justifier l’immobilisme alors que notre système est à bout de souffle et vide le pays de son potentiel productif.

La Sécurité sociale française garantit un droit fondamental. Elle est financée par les cotisations versées par les employeurs et les salariés, mécanisme assurantiel à gestion paritaire confiée aux partenaires sociaux. Elle se différencie du modèle britannique, dit « beveridgien », financé essentiellement par l’impôt et administré par l’Etat. Inscrite dans le programme du Conseil National de la Résistance, gravée dans le préambule de la Constitution de la IVème République, elle est instituée par le général de Gaulle en octobre 1945. L’attachement des bénéficiaires de régimes particuliers préexistants (mineurs, marins, fonctionnaires, agriculteurs, commerçants, artisans, cadres) s’opposent à l’unification et limitent le régime général aux salariés de l’industrie et du commerce. Le contexte historique de sa création lui confère un caractère quasi sacré. Imaginer un basculement du financement vers l’impôt est déjà une profanation. C’est aussi remettre en cause la gestion paritaire.

Le modèle fait du salaire ou du revenu professionnel des indépendants (commerçants, artisans, agriculteurs, professions libérales) l’assiette des cotisations. Le mécanisme est justifié pour la retraite car les pensions constituent des salaires différés ainsi que pour les accidents du travail. En revanche pour les régimes santé et famille, il s’agit de solidarité à la charge de la communauté nationale et rien ne s’oppose à leur étatisation. L’assiette salariale légitime la gestion paritaire. Sa disparition déclenche une opposition compréhensible parmi les syndicats gestionnaires. Le nombre des organisations représentatives des salariés et des entrepreneurs correspond au nombre des Caisses nationales. Mais ce bel ordonnancement a montré ses limites, notamment dans la gouvernance de la politique de santé (rôles respectifs de la CNAM et du ministre de la santé, pilotage des finances entre les partenaires sociaux et l’Etat). Lorsqu’il a fallu trouver des ressources complémentaires, l’impôt s’est appelé « contribution sociale généralisée » (CSG). Instaurée en 1990 pour financer la Sécurité sociale, elle abonde depuis 2018 l’assurance chômage. Au-delà de cette subtilité sémantique, dans cette architecture baroque, des pratiques stupéfiantes ont eu cours. Jusqu’en 1997, les acteurs privés (médecins libéraux et cliniques) relevaient des CRAM (caisses régionales d’assurance maladie) alors que les hôpitaux publics étaient sous tutelle de l’Etat. Dans la confusion ambiante, la France a réussi l’exploit de financer le passage aux 35 heures dans les établissements hospitaliers et sanitaires par la délocalisation en Chine et en Inde des productions de médicaments et des équipements médicaux. Et pour l’appoint, l’emploi de médecins étrangers honteusement sous rémunérés. La gouvernance partagée de notre système de santé est en échec patent. La lutte contre la pandémie du coronavirus a mis en lumière ses dysfonctionnements et ses failles. Débat mortifère « public-privé », statuts inadaptés des médecins et soignants, corporatismes, idéologie, centralisme, inertie, le modèle a progressivement dérivé dans la rigidité et la bureaucratie. La CSG illustre le glissement vers l’étatisation et le financement par l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Le temps est venu de regarder du côté de la consommation. Dès 1987, le Danemark, avec l’appui des partenaires sociaux, opte pour la quasi suppression des charges sur les salaires et porte sa TVA au taux de 25%.

En France, la proposition de compenser les allègements de charges sociales par une augmentation du taux de la TVA focalise un faisceau de critiques. L’idéologie porte à affirmer que l’impôt sur la consommation est injuste en ce que les faibles revenus sont intégralement dépensés dans la consommation et soumis à la TVA contrairement aux revenus élevés qui génèrent une épargne exemptée d’impôt. C’est oublier que ceux-ci sont soumis à l’impôt progressif sur le revenu. En outre, les charges sociales sur le travail constituent un impôt sur les biens et services produits en France, impôt dont sont exonérées les importations mises sur notre marché. Préjudice supplémentaire, la valeur de nos exportations est affectée du financement de notre protection sociale. Le raisonnement des opposants à la TVA sociale est un sophisme. Concrètement, l’allégement des charges sociales compensé par une augmentation du taux de TVA n’aurait que peu d’incidence sur le prix des productions nationales (la baisse du prix de production absorbant le supplément de TVA). En revanche, les produits importés seraient offerts à la consommation à un prix réhaussé. Cela étant, je gage que la concurrence ferait son office et gommerait la différence dans les secteurs où les marges sont les plus significatives. En réalité, l’injustice flagrante résulte du système actuel qui pousse vers le chômage les salariés confrontés à la concurrence internationale avec une surcharge dont sont exonérés les travailleurs étrangers.

Les prédictions alarmistes de mon rapport de 1993 se sont malheureusement vérifiées bien au-delà de mes estimations d’alors. Aujourd’hui des voix s’élèvent pour appeler à la relocalisation d’activités au nom de l’autonomie stratégique. Je m’en réjouis, mais sans réforme profonde du financement de la protection sociale elles resteront pure incantation. J’ai bien conscience de la difficulté de l’exercice. Enfermée dans le court-termisme la gouvernance publique a cru pouvoir améliorer le pouvoir d’achat des Français en luttant contre la vie chère tout en multipliant les contraintes de tous ordres, sociales et environnementales, incombant aux producteurs. L’arbitrage a accéléré les délocalisations. Tel grand patron d’une société industrielle du CAC40 – Alcatel pour ne pas la citer – rêvant, en 2001, d’une entreprise sans usine. Cette opposition entre producteurs et consommateurs, encouragée par la doxa européenne de la concurrence, n’a permis de maintenir le pouvoir d’achat qu’en creusant les déficits publics par des allocations publiques de chômage ou de revenu de solidarité active (RSA).

Comment a-t-on pu rester à ce point sourd aux alertes : dans les transports maritimes (pavillon des Kerguelen pour embaucher des marins philippins sur des navires français), transports routiers et aériens, industrie automobile, médicaments… ? La classe politique est convaincue, depuis que Laurent Fabius avait brandi l’anathème lors de la campagne présidentielle de 2012 que le sujet est trop radioactif. Quant aux relais d’opinion, ils n’ont jamais embrayé. Je constate que les médias vivent de la publicité. Or les annonceurs qui disposent des marges les plus substantielles pour financer la publicité sont ceux qui qui ont délocalisé leurs productions ou leurs approvisionnements dans les pays « low cost ». Cette chape de plomb a permis aux gagnants de la mondialisation d’accumuler des fortunes inespérées pendant qu’un nombre croissant de nos concitoyens tombaient dans la précarité et rejoignaient la cohorte de ceux qui remettent en cause le couple « démocratie-libéralisme ».

TVA sociale comme levier de compétitivité et d’emploi

L’idéologie et les sophismes ne doivent pas dissimuler les motivations corporatistes et conservatrices des protagonistes adeptes du statu quo. La gouvernance des politiques de santé et de la famille appelle de profondes réformes. Le paritarisme n’a pas démontré sa capacité à piloter les institutions de la Sécurité sociale. Face au déséquilibre entre les dépenses et les recettes, l’Etat a dû se substituer aux partenaires sociaux pour réformer et financer. La taxation de la production nationale par des cotisations assises sur les salaires n’est tenable qu’à la condition de fermer les frontières et de rétablir des droits de douane sur les importations. Scénario utopique qui ordonne de sortir du déni de réalité.

Le problème politique est aigu tant les hypocrisies demeurent. Au début du quinquennat de François Hollande, le gouvernement a chargé Louis Gallois d’une mission visant à formuler des propositions pour résorber le chômage. Il en est résulté l’institution du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE). Il s’agit d’un allégement des cotisations sociales sur les salaires inférieurs à la médiane. Mécanisme subtil immédiatement condamné par tous les procureurs de la justice sociale, « cadeau aux patrons ». Dans ce contexte, le financement a bénéficié d’une esquisse d’augmentation de la TVA, mais le gouvernement est resté au milieu du gué et a décalé d’un an, pour des raisons budgétaires, la prise en compte de la charge. Opération de pure cosmétique consistant à différer la reconnaissance de la dette, bref le bidouillage habituel, l’anti pédagogie. En conséquence, le CICE a donné lieu à des « chèques aux nantis ». Sur le fond, la démarche était judicieuse, mais son habillage et sa modestie ont donné lieu au débat traditionnel et l’ont privée d’un impact à la hauteur du mal à traiter.

La crise sanitaire du covid19 et la crise économique qu’elle a déclenchée vont amplifier la remise en cause du multilatéralisme. L’évocation du protectionnisme, vilipendé jusqu’à une période récente, n’est plus un tabou. La France seule n’aurait aucune chance de se protéger. En revanche, l’écosystème européen pourrait y parvenir. En tout état de cause, à défaut d’être en concurrence avec le monde entier, l’Europe restera le marché des entreprises françaises. Dès lors, les objectifs proclamés de réindustrialisation exigent une réforme radicale des prélèvements sur le travail.

La demi-mesure est à oublier. Posons d’abord un premier principe : L’assurance maladie (en fait la santé) et la politique familiale relèvent de la solidarité nationale et doivent être financées par l’impôt. La CSG et les abondements consentis par l’Etat constituent une avancée significative. Il importe de la conduire à son terme. Un second principe doit encadrer la réforme : égalité des biens et services consommés devant l’impôt. Les droits de douane ont pratiquement disparu. La TVA est le seul impôt supporté par les biens et services importés. C’est donc son produit qui doit venir se substituer aux allégements de contributions sociales. Ce qui implique l’augmentation de son taux. Les pays scandinaves ont pris cette option.

L’opération s’apparente à une dévaluation, la seule à notre portée depuis l’institution de l’euro. Avantage corrélatif, elle atténue les distorsions relatives aux travailleurs détachés puisqu’à « travail égal, salaire égal » sur un territoire donné, acquis de récentes négociations européennes, les charges sociales restent perçues et fixées par les pays du domicile des salariés.

Pour atteindre sa cible, cette réforme doit s’appliquer à l’ensemble des revenus du travail, salaires et bénéfices des professions indépendantes (agriculteurs, commerçants, artisans, professions libérales). Dans un marché ouvert (au monde ou à l’Europe), la solidarité financée par des impôts de production active la délocalisation des activités et le chômage.

La crise sans précédent provoquée par le covid19 doit nous aider à nous extraire de nos bévues. Elle a révélé les graves dysfonctionnements de notre système de santé et les méfaits de notre conservatisme démagogique. Sans réformes lourdes et courageuses la France se condamne à l’anémie économique, au surendettement public, à la dépendance irréversible. Il s’agit de salut public.

Le « Jour d’après » doit être celui de la lucidité, du sursaut et du courage.