15ème colloque International des Finances Publiques organisé par le Ministère de l’Economie et des Finances du Royaume du Maroc, FONDAFIP et la Revue Française des Finances Publiques

« Quel modèle de gouvernance des finances publiques dans un Monde multi-crises ?

Rabat, 16 décembre 2022

Témoignage de Jean ARTHUIS

Mesdames, Messieurs,

Les illustres organisateurs de l’évènement de ce colloque m’ont invité à prendre la parole en qualité de « Grand Témoin ». S’agissant de finances publiques et de pilotage budgétaire, je fais mienne cette réflexion d’André Prévot « Il y a trois sortes de témoins. Celui qui a bien vu mais doute de ce qu’il a vu. Celui qui a mal vu et croit avoir bien vu. Celui qui n’a rien vu et jure qu’il a tout vu ». Je le cite pour solliciter votre indulgence à propos du témoignage personnel que je vous livre.

Je commence par une question : et si la crise devenait la norme ?

Depuis plusieurs décennies, la survenance de crises internationales de tous ordres, (financier, sanitaire, climatique, migratoire, démographique, énergétique, géopolitique). Cette succession de crises met à rude épreuve l’art de gouverner. Epreuve compliquée par le déchaînement de la mondialisation, le déferlement des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu. La combinaison de tous ces phénomènes multiplie les aléas et les incertitudes. C’est dans ce tumulte que nous mesurons le poids de nos responsabilités. Au point de prendre enfin conscience que nos comportements désordonnés pourraient bien un jour mettre en péril la vie sur terre et donc, la pérennité du phénomène humain.

Dans ce contexte pour le moins inquiétant, je salue l’initiative des organisateurs du colloque qui s’ouvre aujourd’hui,

  • le Ministère de l’Economie et des finances du Royaume du Maroc,
  • l’Association pour la Fondation Internationales des Finances Publiques,
  • et la Revue Française des Finances Publiques.

Ils nous posent une question cruciale « Quel modèle de gouvernance des finances publiques dans un Monde multi-crises ? ».

Je n’ai pas la prétention d’y répondre mais je crois pouvoir affirmer que la résilience face aux cataclysmes est en lien avec la maîtrise des finances publiques et, plus globalement, avec l’efficience de la gouvernance. En tout état de cause, le mirage de l’abondance se dissipe, nous devons nous préparer à la sobriété, sobriété énergétique, sobriété budgétaire. Le temps est sans doute venu de sonner la fin du « toujours plus », peut-être même du « quoi qu’il en coûte ». Lucidité, pédagogie, courage et volonté sont requis.

Les contributions et débats qui vont suivre, ici à Rabat, ne manqueront pas de dessiner les grands traits et le mode opératoire du « modèle » attendu et des chemins et méthodes pour y parvenir. Pour ma part, je voudrais vous faire partager les quelques observations et enseignements que je tire des différents mandats et missions que j’ai accomplis au sein de la sphère publique. Vous voudrez bien pardonner ma liberté de ton. Je n’oublie pas d’où je viens et suis conscient que la France, si elle n’est pas toujours exemplaire, dispose, ce qui me rend optimiste, de vraies marges de progression en ces domaines.

En maintes circonstances, j’ai mesuré à quel point il est difficile de mettre les actes à la hauteur des paroles. Si les pressions dépensières sont vives partout, observons que certains pays sont plus rigoureux que d’autres. Question de culture sans doute, je retiens que l’impéritie n’est pas une fatalité. Je fais mienne cette citation de Pierre Mendès France « Un pays qui n’est pas capable d’équilibrer ses finances publiques est un pays qui s’abandonne ». Dès lors, quels que soient les institutions, le régime politique et ses valeurs fondamentales, son système économique, son projet social, le principe de réalité ne peut être durablement esquivé.

Pour expliciter ma pensée, je voudrais développer trois convictions relatives au pilotage budgétaire et à la gouvernance publique :

  • Il n’y a pas d’argent magique ;
  • Il y a des singularités périlleuses ;
  • Il y a des modalités propices aux gouvernances fiables.

 

I – IL N’Y A PAS D’ARGENT MAGIQUE

Les crises perturbent l’activité économique. Le ralentissement de la croissance affecte inévitablement le niveau des ressources publiques et complique le pilotage budgétaire. Dès lors, faute d’avoir engagé les adaptations rendues nécessaires par les mutations irréversibles, le pouvoir, dans l’urgence, s’adonne plus aisément aux promesses coûteuses qu’aux inflexions frugales et résiste difficilement à la tentation de vivre à crédit.

Parvenus à un haut niveau de développement, les régimes démocratiques, à un moindre degré les monarchies parlementaires, peinent à maîtriser la progression de leurs dépenses. Toute remise en cause des avantages acquis déclenche de vives oppositions. Les intérêts corporatistes et le conservatisme sont toujours en embuscade et prompts à s’opposer aux réformes. Chaque échéance électorale livre son lot de nouvelles propositions providentielles. Les opinions publiques sont encouragées à demander plus sans se soucier du financement. Et les gouvernements tentent de sauver les apparences en spéculant sur de robustes taux de croissance générateurs de mirifiques ressources nouvelles, aux limites de l’incantation. L’intensité du phénomène est à la mesure du poids relatif de la sphère publique. Plus le niveau des dépenses est élevé (par rapport au PIB), moins les ajustements paraissent praticables.

La fuite en avant vaut réponse immédiate aux attentes exprimées. Jusqu’au jour où l’emprunt ne se cantonne plus au financement des investissements. Il vient au secours des dépenses courantes, des pensions de retraites, des salaires, des fins de mois. Dans le besoin, il assure le remboursement des emprunts venus à échéance. C’est ce qui s’appelle « faire rouler la dette ».

A l’évidence, il n’y a pas d’« argent magique ». L’action massive et résolue des pouvoirs publics face à la crise sanitaire de la Covid a pu accréditer cette chimère. Mais le rachat par les banques centrales des dettes émises par les Etats à des volumes massifs inédits, à taux zéro, n’est pas durablement soutenable. Au final, la dette Covid suscitera un surcroît d’endettement, et les dettes financières s’ajouteront aux dettes climatiques, écologiques et sociales. Vient un moment où le risque vital est de ne plus trouver les ressources et les marges de manœuvre pour relever les défis de demain, comme celui de la transition écologique ou de la survenance d’une nouvelle crise.

Soyons vigilants. La dette publique doit être soutenable. Une création de monnaie sans rapport avec la création de richesses ouvre la voie à l’inflation et à l’envol des taux d’intérêts. Dans cette spirale, un Etat isolé s’expose à crouler sous l’ampleur de sa prodigalité. Or, il est assureur en dernier ressort, notamment en situation de crise. Nous avons donc le devoir de le préserver du danger de devenir lui-même risque systémique, soumis alors au diktat des créanciers internationaux. L’union monétaire telle que nous la pratiquons dans la zone euro établit une solidarité robuste. Elle constitue certes un bouclier pour chacun de ses membres, mais elle exige en contrepartie le respect d’un règlement de copropriété (le pacte de stabilité et de croissance). En outre, elle laisse les marchés arbitres des taux d’intérêts dans les émissions de dettes nationales, car pour l’essentiel, la dette européenne est une addition de dettes nationales. En conséquence, les écarts de taux (spreads)sanctionnent les gestions débridées.

Plus que jamais, la place et le rôle de l’Etat sont au cœur de débats passionnés. Porté par la volonté de prévenir les naufrages programmés, un courant de pensée politique et administrative emprunte volontiers aux entreprises les concepts de management et de gouvernance. Nombre de pays de l’OCDE ont renouvelé leurs pratiques de pilotage des affaires publiques et obtenu de probants résultats.

Les connaissances, principes, méthodes, expériences et résultats des diverses façons de piloter l’action publique, à tous niveaux, comparaisons internationales à l’appui sont l’objet d’une riche documentation. Le management vise l’activité des gestionnaires dans la diversité des entités administratives. La satisfaction des besoins et la résolution des problèmes ne se réduisent pas à une question de moyens. J’ai maintes fois observé qu’avec des moyens identiques, des institutions comparables, par exemple des juridictions, atteignent des performances tout à fait contrastées. Lorsque la gouvernance est défaillante, le management est inopérant.

La gouvernance désigne la façon dont le pouvoir est exercé : elle vise l’organisation des services, la définition des responsabilités, l’évaluation des performances, la pertinence et la sincérité des redditions de comptes.

Dans la plupart des pays, l’Etat est l’acteur clé de la gouvernance publique. A l’épreuve du temps, deux dérives systémiques risquent d’apparaître au point d’hypothéquer son efficience et sa souveraineté : le centralisme bureaucratique et la spirale de l’endettement. Comme si à l’engourdissement ne peut répondre que la planche à billets.

II – IL Y A DES SINGULARITES PERILLEUSES

Au fil du temps, la préservation des avantages acquis, le souci de répondre aux sollicitations nouvelles, la procrastination face aux réformes alourdissent la sphère publique et l’exposent aux dysfonctionnements. Les causes sont bien connues. Ces singularités sont de deux ordres : culturelles et opérationnelles.

Singularités culturelles :

Le mythe d’une corrélation entre la dépense publique et la croissance

A défaut de les maîtriser, il est toujours tentant de justifier la dépense et le déficit publics par leur impact positif sur le niveau d’activité économique et la croissance du PIB. La thèse a pu être défendue à la fin du XIXème siècle, notamment par l’économiste allemand, Adolph Wagner, « Plus la société se civilise, plus l’Etat devient dispendieux ». De là à justifier la dépense comme moteur de croissance. Sur ce postulat, je connais certains pays dont la croissance devrait atteindre des sommets. Or, depuis plusieurs décennies, j’observe que les taux de croissance économique sont à la baisse, sans commune mesure avec la progression des dépenses publiques. Hors circonstances exceptionnelles, guerre ou cataclysmes, les Etats ne peuvent justifier leur prodigalité par référence à une prétendue dynamique de « croissance et de plein emploi », refrain si souvent entonné dans les débats budgétaires. La mondialisation et la concurrence internationale ont changé la donne, mais certaines croyances perdurent.

L’addiction à la dépense publique

Chaque pays a ses coutumes et sa philosophie. Au sein de l’Union européenne, nous discernons deux types de pilotage budgétaire : calviniste, d’une part, méditerranéen, de l’autre. Ce dernier est soupçonné d’addiction à la dépense, aux déficits et à la dette.

La rigidité des finances publiques, dans certains pays, dont la France, entretient un engrenage fatidique : les dépenses ne baissent jamais et l’endettement progresse sans répit. Près d’un demi-siècle de déséquilibre chronique multiplie par cinq la dette mesurée en pourcentage de PIB, avant la crise sanitaire de 2020. Et pourtant, le niveau des prélèvements obligatoires, parmi les plus élevés au monde, ne suffit pas à financer les dépenses de fonctionnement. Faute de normes budgétaires nationales, le règlement de l’eurogroupe, le Pacte de stabilité et de croissance fait office de garde-fou en limitant le déficit global à 3% du PIB. Cela étant, l’addiction peut pousser aisément à la transgression.

Sujet d’étonnement, marque d’une culture vivace, les débats budgétaires font aisément l’apologie de la dépense et du déficit, érigés en symboles du courage. Dans l’échelle de l’audace rhétorique, un déficit moins important que prévu peut être qualifié de « cagnotte » bonne à dépenser. Dans le même esprit, les contempteurs des réformes sont toujours prompts à dénoncer la « logique comptable ». Pour eux, l’équilibre est synonyme d’austérité. Tant de confusion et d’abus de langage sont révélateurs d’une véritable culture dépensière.

Déjà en son temps, à la veille de la Révolution française, Mirabeau affirmait cet étonnant paradoxe « le déficit est le trésor de la nation », il faisait écho tout à la fois à la mainmise des rentiers sur le pouvoir ainsi qu’à l’inquiétude que leur inspirait le surendettement du royaume et la menace de banqueroute. La suite est connue.

La disjonction entre progrès social et compétitivité

En Europe, deux types de politiques économiques ont été mises en œuvre. Les unes privilégiant l’offre et l’exportation, les autres la demande intérieure et la consommation. Le premier modèle vise la compétitivité et les relations responsables entre employeurs et syndicats permettant de moduler les salaires en fonction des contraintes du marché. Le second modèle est tiré par la demande intérieure. Les pays qui s’y adonnent font le choix de la consommation des ménages, alimentée par la hausse des salaires et de l’endettement. Cette solution de facilité détériore la compétitivité et creuse le déficit de la balance commerciale, signe que le pays consomme plus qu’il ne produit.

A ce stade, les dépenses publiques, pour l’essentiel des transferts (assurance chômage et allocations diverses de revenus) maintiennent un pouvoir d’achat supérieur à la production. Les réseaux modernes de distribution s’érigent en défenseurs des consommateurs au risque de contraindre les producteurs à délocaliser leurs activités et les emplois qui s’y attachent. C’est ainsi que le défaut de compétitivité est compensé par l’intervention de l’Etat social, le déficit et la dette soutiennent le pouvoir d’achat. De leur côté, les pays dont la croissance repose sur la demande extérieure maîtrisent plus aisément leurs dépenses publiques que ceux qui s’en tiennent à la demande intérieure. J’en tire l’enseignement que le vrai pouvoir d’achat dépend du niveau de production.

Le sophisme selon lequel certains impôts ne sont pas supportés par les citoyens

La rhétorique politique affirme aisément que certains impôts sont à la charge des entreprises alors que d’autres sont supportés par les ménages, par les citoyens. Dans un contexte de hausse des prélèvements obligatoires, impôts, taxes et cotisations sociales, il est commode de proclamer que l’effort demandé est équitablement réparti entre chaque catégorie de contribuables. J’y vois un sophisme car je ne connais pas d’entreprise qui puisse durablement payer de telles contributions sans les répercuter sur le prix demandé aux consommateurs. La modernisation des moyens de transport et la digitalisation donnent des ailes aux délocalisations d’activités et d’emplois. A dire vrai, les impôts dits de production (Impôts, taxes et charges sociales, à l’exception des impôts sur la consommation telle la TVA), sont les ferments d’un déclin programmé.

La quête rituelle de moyens supplémentaires, le « toujours plus » doit être radicalement remis en cause

Dans l’urgence et l’attente de réponses immédiates, en matière d’éducation de santé ou de sécurité, la panacée usuelle appelle invariablement des moyens supplémentaires. Cette dérive est malheureusement dans la plupart des circonstances un échappatoire aussi onéreux qu’inopérant. Vain prétexte pour différer la transformation radicale de la gouvernance et corriger ses dysfonctionnements.

Singularités opérationnelles

Le centralisme démocratique et la suradministration.

La centralisation ouvre la voie à la bureaucratie. Au fil du temps, les administrations s’étoffent et se sédimentent, produisant profusion de textes règlementaires. Les parlements eux-mêmes y contribuent. A l’écoute des influenceurs, des lobbies sociétaux et des groupes de pression, ils cèdent à la tentation d’aggraver la complexité et l’instabilité des textes. Moins le pouvoir a prise sur la réalité, plus il est porté à légiférer et à réglementer, produisant souvent de nouvelles normes sans effets tangibles. Au pire, lorsque tout semble dépendre de l’unique source de décision, le sens des responsabilités se distend à tous les niveaux de la société. Pour échapper à leur mise en cause, notamment devant les juridictions, les acteurs des échelons inférieurs attendent les instructions du pouvoir central. La hantise des contentieux inhibe les décideurs. Rédigées en tenant compte des avis des parties prenantes, partenaires sociaux, administrations centrales, les circulaires s’étoffent démesurément sur des dizaines de pages où tous les cas de figures sont traités. Dans l’édifice institutionnel, les marges de liberté consenties aux acteurs territoriaux sont alors parcimonieusement bordées. Il en est de même pour les représentants de l’Etat dans les services déconcentrés.

Tout système sur-administré tend à faire peser sur les gestionnaires publics des contrôles a priori surabondants, pointilleux et inhibants. Etrangement, ils laissent dans l’ombre l’évaluation des résultats obtenus ainsi que le contrôle a posteriori. Ce processus diffuse une ambiance de méfiance à tous les étages. Le système se ferme à toute idée d’innovation, d’expérimentation et d’audace au profit de l’inertie.

La fragmentation des entités administratives

La multiplication des entités administratives brouille la visibilité et complique le pilotage des finances publiques. L’écheveau complexe des services de l’Etat, des collectivités territoriales (communes, départements, régions), de leurs établissements, des syndicats à vocations spécifiques, des organismes de protection sociale et de foison de budgets annexes dessinent une véritable galaxie budgétaire pratiquement indéchiffrable. Chacun vit dans son silo et vise à préserver ses avantages particuliers. A titre d’exemple, en France, nous dénombrons plus de 93.000 entités contre 15.000 en Allemagne.

Dans ce paysage éclaté, pour peu que les sources de financement soient éparses et l’objet d’ajustements incessants, au gré des circonstances, le clair-obscur s’installe et s’incruste, il ne fait qu’épaissir le brouillard et dilue un peu plus les responsabilités.

Le court-termisme

Sous la pression des évènements, à fortiori en réponse aux situations de crise, certains exécutifs réagissent sans tenir compte du temps long. Le phénomène peut affecter tous les niveaux (Etat, sécurité sociale, collectivités territoriales). Dans certains pays, dépourvus de règles pluriannuelles, polarisés en conséquence sur la construction de lois financières annuelles, les administrations ne sont pas incitées à consacrer du temps aux enjeux de moyen et long terme.

Toute vision annuelle, court-termiste, s’avère contre-productive en focalisant sur les dépenses les plus facilement ajustables quand bien même elles conditionnent la croissance économique, notamment les investissements publics si faciles à reporter à plus tard. En parallèle, divers stratagèmes en trompe-l’œil ne vont pas manquer de déclencher des dépenses supplémentaires à moyen terme (partenariats public-privé, baux administratifs emphytéotiques, externalisation de prestations). Il est symptomatique que les adeptes du court terme se montrent incapables de tenir des objectifs rigoureux dans la durée. Je pense aux lois pluriannuelles des finances publiques ainsi qu’aux programmes de stabilité présentés par les membres de la zone euro. Autant d’engagements très rarement respectés.

Dans l’urgence absolu, pour sauver les apparences, la vielle technique du rabot budgétaire reste l’arme ultime, aux effets aussi traumatisants qu’éphémères.

L’irresponsabilité institutionalisée ou la responsabilité éclatée

A la verticalité du pouvoir et à la fragmentation des entités administratives vient parfois s’ajouter le partage des responsabilités. Quel sens donner à ces conseils d’administration, ou de surveillance, et autres instances délibératives dont les compétences ne couvrent qu’une infime partie des moyens budgétaires et se cantonnent dans les questions logistiques ou subalternes ? De même, dans pléthore d’établissements, entre autres médico-sociaux, la disjonction entre l’autorité qui nomme le directeur et celle qui finance le fonctionnement crée un hiatus préjudiciable à la performance. On pourrait imaginer qu’une déconcentration y porte remède, encore faudrait-il que les représentants du pouvoir central disposent de moyens et de marges d’initiative réels pour décider eux-mêmes sans en référer fébrilement à l’autorité tutélaire. J’ajoute qu’à l’intérieur de ces institutions, une prolifération d’instances de concertation peut donner lieu à pléthore de réunions chronophages sans réelle valeur ajoutée.

L’anachronisme des systèmes d’information comptable et budgétaire

Devenu ministre de l’Economie et de Finances, en 1995, j’ai réalisé que l’enjeu budgétaire se résumait en un récolement des recettes et des dépenses, et du solde plus ou moins important, malheureusement qualifié de déficit. Convenons qu’il s’agit d’un degré élémentaire de la pratique comptable, excluant toute ébauche de situation patrimoniale, c’est-à-dire de bilan, pas plus que de compte de résultat. Si des avancées ont été enregistrés depuis lors, les marges de progression sont considérables. Les mêmes observations valent pour la sécurité sociale et les collectivités territoriales.

Il est symptomatique que le déficit public est établi par les instituts de de comptabilité nationale (INSEE en France) et non pas par les comptes publics.

La comptabilité publique est codifiée pour que les crédits soient engagés conformément à la loi. Elle n’a pas été conçue pour éclairer les gestionnaires. Au fond, peu importe que la dépense soit utile, l’essentiel est qu’elle soit régulière. Il ne suffit pas de voter une nouvelle constitution financière destinée à modifier la construction du budget, à présenter les dépenses par grandes fonctions et missions, à transformer la Cour des comptes en auditeur certificateur, pour mettre soudainement un terme aux déficits publics. Hormis la volonté politique, la mutation exige une réforme des systèmes d’information comptable et budgétaire, en concomitance avec la réorganisation des services. Tous les efforts doivent dissiper l’opacité et déjouer les opérations de cosmétiques budgétaires.

En fait, cette orientation ne fait que rejoindre un mouvement international largement engagé dans les pays de l’OCDE. Lequel est inspiré par les procédures développées dans les entreprises dont la sincérité des comptes est certifiée par des auditeurs indépendants.

III – IL Y A DES MODALITES PROPICES AUX GOUVERNANCES FIABLES

Les défis incontournables qui s’annoncent, la transition énergétique, la révolution digitale et, dans certains pays, notamment en Europe, le vieillissement des populations, tous ces défis demandent des engagements robustes. Soyons conscients que ces engagements, dans la plupart des pays, sont intenables sans une transformation profonde de la gouvernance publique et du pilotage budgétaire. La détermination politique nécessite un fort soutien populaire. Exécutif, Parlement et opinion publique ne peuvent plus longtemps se soumettre à la tyrannie du court terme et à l’illusionnisme. L’exigence de stabilité et de vigilance prescrit une vision partagée du cap à tenir par un gouvernement. A cet égard, je me permets de recommander trois prérequis :

  • Des citoyens avisés par des redditions de comptes globales, consolidées, sincères et éclairantes ;
  • Des ministères dont le nombre et les compétences sont invariables ;
  • Des assemblées parlementaires légiférant « d’une main tremblante » et contrôlant l’action du gouvernement et des administrations publiques.

Lorsque la gravité de la situation l’exige, il faut déclencher une prise de conscience collective à défaut d’un électrochoc, tel celui infligé au Canada, en 1994, par une provocation du Wall Street Journal annonçant la faillite du pays. La méthode raisonnable appelle lucidité et courage pour oser réformer. Elle nécessite une pédagogie prenant appui sur une vision globale et partagée des forces et faiblesses de l’économie, du corps social et de la situation financière. Toute collectivité humaine doit se projeter dans l’avenir et anticiper. Elle a besoin d’une boussole. Mais le suivi des trajectoires est utopique sans une vigie dont l’autorité dépend de sa distance des acteurs politiques. Elle ne peut en aucune façon se rendre suspecte de parti pris. Enfin, la verticalité de la gouvernance doit faire place à une large déconcentration et décentralisation des compétences et des responsabilités.

Publier la situation globale des finances publiques et de l’évolution de la dette à long terme

Les Constituants français de 1789 avaient eu la sagesse d’inscrire le principe de reddition de comptes dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

La démocratie postule qu’une documentation synthétique, comme le font les entreprises, soit rendue publique. Un tableau agrégeant les comptes de l’Etat et ceux de la Sécurité sociale, analysant par nature les recettes et dépenses publiques. Information complétée par l’évaluation prévisible de l’endettement à long terme. Trop souvent, le court terme borne l’horizon. Dans la plupart des pays de l’OCDE, l’évolution prévisible des budgets et de la dette publique font l’objet de projection à long terme (75 ans au Canada, 40 ans en Allemagne).

Si l’information financière fait office de boussole, sa sincérité ne peut supporter aucun soupçon. A l’exemple de nombreux pays, une vigie indépendante s’impose dans le paysage institutionnel. Auditées, expertisées, la reddition annuelle des comptes publics consolidés (Etat et Sécurité sociale) ainsi que les programmations pluriannuelles doivent être sincères et donner une image fidèle.

Pour être compréhensibles, la présentation des comptes publics et la projection de l’endettement à long terme doivent agréger aux comptes de l’Etat, l’ensemble des prestations sociales financées par des prélèvements obligatoires. Cette vision globale accessible au grand public est au service de la pédagogie des réformes. Elle en souligne l’utilité et sans doute l’urgence.

Aux échelons déconcentrés et décentralisés, les collectivités territoriales ont vocation à soumettre leurs redditions de comptes à un contrôle annuel donnant lieu à une certification de sincérité, soit par des institutions publiques indépendantes ou par des auditeurs privés.

Programmer les finances publiques dans la durée

L’efficacité ne s’accommode pas du besoin d’affichage immédiat. Les actions utiles portent leurs fruits dans la durée. Trop souvent, sous la pression des marchés financiers ou, au plan européen, des règles édictées par le pacte de stabilité et de croissance, la nécessaire maîtrise des dépenses publiques contraint les gouvernants à recourir au « rabot budgétaire », pratique aveugle et brutale, sans lendemain, au lieu et place de réformes d’ampleur. Celles-ci sont porteuses d’économies à terme mais elles s’inscrivent obligatoirement dans un cadre pluriannuel. Il est absurde et arbitraire de demander au directeur d’une entité administrative de supprimer deux postes dans l’année qui vient alors que si lui était fixé un objectif à 5 ans, il pourrait concevoir une réorganisation structurante, alléger significativement les effectifs d’agents et assumer pleinement sa responsabilité. Cette attitude brutale compromet l’efficience et caricature gravement la gouvernance. Elle participe au climat de méfiance qui justifie des stratégies parallèles et le gâchis des moyens.

Il n’y a pas d’alternative à la programmation dans la durée. La crédibilité des évaluations et le respect des engagements requièrent une surveillance vigilante.

Renforcer l’indépendance de la « vigie » des finances publiques

Le renforcement de la transparence des finances publiques passe par l’institution d’une Autorité budgétaire indépendante dotée d’un mandat ambitieux et de moyens appropriés, suivant en cela l’exemple de la plupart des pays qui se sont engagés dans une plus grande transparence et sincérité budgétaires. Cette Autorité est responsable de la production indépendante des prévisions. Elle réalise les analyses de soutenabilité de la dette et suit avec vigilance l’exécution de la trajectoire des finances publiques par rapport à la programmation pluriannuelle. Le crédit de cette Autorité est d’autant plus fort, notamment sa perception par les parties prenantes et l’opinion publique, que ses membres s’abstiennent de s’impliquer dans des engagements partisans ou des fonctions exécutives, dans les instances gouvernementales ou à la tête d’administrations centrales.  A cet égard, il est judicieux de séparer d’une part, la mission d’audit, destinée à certifier la sincérité des comptes publics et, d’autre part, celle relative aux prévisions dont les attributions couvrent :

  • L’évaluation et la soutenabilité budgétaire à long terme ;
  • La production indépendante de prévisions macro-économiques et de finances publiques ;
  • Le suivi des trajectoires budgétaires ;
  • L’examen de la cohérence des lois de programmation sectorielle au cadre pluriannuel ;
  • La contre-expertise des études d’impact des projets de réforme à forte incidence budgétaire.

Le mandat de cette Vigie ne préempte en aucune façon les choix politique. L’objectif est d’éclairer le débat. Imagine-t-on que dans une entreprise, la même personne puisse, au fil des années, occuper alternativement les fonctions de directeur général puis de commissaire aux comptes ?

Optimiser les facteurs de croissance économique

Le pouvoir d’achat durable des citoyens dépend de la production effective de biens et services, en corrélation avec la durée du temps de travail. C’est en cela que les législations déterminent le niveau de vie. La croissance économique conditionne le volume des ressources budgétaires. Deux leviers sont aux mains des gestionnaires publics pour stimuler la croissance. D’une part, les dépenses d’avenir et, d’autre part, la fiscalité.

S’agissant des dépenses publiques, tout redressement passe par un freinage méthodique inscrit dans la durée. Cette ligne incontournable appelle une attention particulière sur les investissements et dépenses d’avenir. C’est sans doute l’arbitrage le plus délicat à prononcer, en ayant à l’esprit que la résolution des problèmes ne se réduit pas à une question de moyens. Tous les dysfonctionnements sont facteurs de gaspillage et mettent souvent en cause l’organisation et la gouvernance.

Les prélèvements obligatoires doivent rester à des niveaux supportables. Dans un marché ouvert à la concurrence internationale, l’impact de la fiscalité sur la compétitivité de l’économie doit être évalué avec circonspection afin de prévenir les funestes mouvements de délocalisation et de désindustrialisation. Les impôts et charges sociales, ayant le caractère d’impôts de production altèrent la compétitivité. L’impôt est au cœur de tout pacte communautaire. L’heure est venue de populariser l’impôt de consommation en vue de le substituer aux impôts de production, dans l’attente du reflux des dépenses.

Dissiper le « clair-obscur » et l’entre-soi qui font obstacle à la pédagogie

La pédagogie et le déclic du changement ne peuvent venir que d’une information en rupture avec les usages du « clair-obscur » dont la pratique vient de loin. Dans certains pays, face aux risques de spéculations sur les parités monétaires, moins on en disait, mieux on se portait. Ce faisant, une culture d’opacité s’y est parfois enkystée, autorisant des pratiques périmées, servant de voile aux atermoiements. Au sommet de la pyramide, les grands corps de l’Etat et les administrations centrales, soutenues en cela par quelques corps intermédiaires, doivent veiller à ne pas perpétuer un système fondé sur l’entre soi et le clair-obscur. Il est vrai que la culture d’opacité entretient le statu quo et freine les mutations. Il importe de diffuser la lumière dans chaque espace de la sphère publique et de généraliser la comptabilité analytique.

La transformation radicale de la gouvernance et du pilotage des finances publiques dépend de l’adhésion du corps social. Le préalable pédagogique passe par la présentation sans complaisance de la situation globale, lisible et compréhensible de la réalité budgétaire et financière. Comment, par exemple, peut-on justifier une réforme d’un système des retraites par répartition, en apparence équilibré, sans souligner qu’une partie des impôts vient combler l’insuffisance des cotisations, et qu’au surplus il faut désormais recourir à l’endettement ?

La mission des comptables est d’éclairer toutes les parties prenantes, en premier lieu les citoyens, et de rendre lucides les décideurs. A charge pour ceux-ci de faire preuve de courage.

Exalter le principe de subsidiarité

Ce principe est une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, revient à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Tout pouvoir vertical risque de s’en éloigner, anesthésiant les responsabilités aux échelons intermédiaires et dans l’esprit public. Que survienne un problème, une difficulté, chacun se tourne vers l’Etat avant que de tenter de trouver soi-même la solution. Poussé à l’excès, le centralisme anesthésie la société.

Pour peu que la gouvernance des entités administratives dépende de plusieurs autorités, la performance s’altère plus encore et l’action n’atteint pas ses objectifs. Les Etats dont la culture privilégie déconcentration et décentralisation fonctionnent efficacement et maîtrisent mieux leurs finances publiques. Un pays est fort lorsque citoyens et l’ensemble des acteurs économiques et sociaux n’attendent pas tout d’un « Etat providence ». L’innovation, la créativité, l’expérimentation et la prise de risques ne sont pas réservées au secteur marchand. Elles ont également vocation à dynamiser la sphère publique. Il est vital que les échelons déconcentrés ainsi que les collectivités territoriales disposent de marges de liberté. Elles sont le gage de la responsabilité.

*

*         *

Avant de conclure, je voudrais souligner que la rigueur budgétaire n’exclut pas des interventions atypiques justifiées par des évènements d’une exceptionnelle gravité, telle la pandémie de Covid19. Dans de telles circonstances, il s’agit de tuer dans l’œuf le risque d’effondrement général. Faute de réserves suffisantes, les Etats peuvent à titre extraordinaire faire appel aux banques centrales pour racheter les dettes qu’ils émettent à des niveaux inédits. Cela étant, il n’y a rien de magique. L’épisode que nous traversons va se solder par un surcroît de dette. Après le mirage de l’argent abondant et gratuit, vient inévitablement, le temps de l’inflation et de la remontée des taux d’intérêts. Illustration de cet adage formulé par Paul Valéry, à propos de la politique de la vie, « Le réel est toujours dans l’opposition ».

Je reviens à la question prégnante de notre conférence : « Quel modèle de gouvernance des finances publiques, dans un Monde multi-crises ? ».

Les grandes institutions internationales, L’ONU, le FMI, la Banque Mondiale, ont désormais un rôle essentiel pour coordonner les politiques et mobiliser les moyens nécessaires face aux crises. La solidarité internationale n’est pas un vain mot. Avant d’y faire appel il convient surtout d’être en mesure d’y contribuer en tant que membre de ces organisations, en paroles comme en actes. C’est dire l’importance pour tout pays de maîtriser son destin, tant par son pilotage budgétaire que par sa gouvernance. La crédibilité de ceux qui s’expriment en son nom en dépend.

La politique est action, et l’action vise à la réussite. Et la réussite, pour être durable, appelle une attention particulière sur la gouvernance des finances publiques. La bonne méthode est celle qui atteint ses objectifs. Elle reste à parfaire et peut-être même à réinventer chaque jour. Plus que de moyens, c’est d’abord une une question de lucidité et de courage, en d’autres termes une question de gouvernance.

Question de gouvernance ai-je dit ! En son temps, il y aura bientôt deux siècles, le baron Louis, ministre des finances sous la Monarchie de juillet, l’affirmait déjà : « Faites-nous de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances ».