Reddition des comptes publics et démocratie – Propos d’ouverture par Jean Arthuis au Sénat le 2 février 2024

C’est à la demande de Marc Régnoux, président de l’association « Experts-comptables et mandats publics » que j’ai l’honneur de présider la conférence qui nous réunit ce matin au Sénat. Mon ami Jean-Pierre Audy m’en avait préalablement soumis le projet. Il me rafraîchit subtilement la mémoire en me rappelant :

que la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (Notré) avait prôné un dispositif expérimental de certification des comptes du secteur public local,

que 25 collectivités territoriales ont eu l’audace de mettre leurs comptes à l’épreuve de la certification,

qu’à la suite de cette expérimentation, le gouvernement et la Cour des comptes ont publié leurs apports respectifs d’évaluation,

Que le Parlement, en l’occurrence le Sénat, ainsi que les associations d’élus, ont émis leurs avis sur l’intérêt relatif de la certification des comptes,

Que pour les collectivités territoriales, le référentiel budgétaire M57, en ligne avec la culture comptable générale, s’applique au 1er janvier 2024 et, par ailleurs, la loi de finances pour 2024 généralise le compte financier unique au plus tard au titre de l’exercice 2026

et qu’il serait intéressant de tirer les enseignements de cette opération de faire le point sur la suite à lui donner.

J’ai accepté d’autant plus volontiers que j’ai toujours porté une attention particulière à la lisibilité si singulière des redditions de comptes publics.

Tout d’abord, nommé ministre de l’Economie et des Finances, il y aura bientôt 30 ans, j’ai pris conscience en arrivant à Bercy que j’étais dans la situation d’un directeur financier ne disposant que d’une comptabilité de caisse, point de bilan ni compte de résultats, privé évidemment de toute vision consolidée. Pour y porter remède, j’avais lancé une mission visant à instituer une gestion patrimoniale de l’Etat. Dans ses souvenirs d’inspecteur des finances, publiés en 2000 sous le titre « de Rivoli à Bercy », Guy Delorme va droit au but. « Le dossier le plus prometteur pour l’avenir des finances de l’Etat et qui m’a occupé le plus longtemps, portait sur la comptabilité patrimoniale de l’Etat ». Les orientations prescrites par le groupe de travail que j’avais mis en place, présidé par le regretté André Giraud, ont été approuvées par le conseil des ministres en avril 1997. Depuis lors, d’appréciables progrès ont été accomplis. La Cour des comptes, conformément à la révolution copernicienne opérée par la LOLF du 1er août 2001 certifie les comptes de l’Etat. La première tentative, sur les comptes de l’année 2006, a donné lieu à treize réserves lourdes et graves. Réserves qui se sont allégées au fil des années. Notons qu’il en reste quatre, que la Cour juge substantielles. Dans cette avancée, les comptes de la Sécurité sociale sont également l’objet d’une certification. Je note que pour 2022, la Cour a refusé de certifier les comptes de la Cnaf, et formule des réserves sur les comptes des quatre autres branches. Reconnaissons que le processus est enclenché et que d’appréciables progrès ont été accomplis.

Deuxième motif pour accepter de présider notre colloque, lors de la révision constitutionnelle de 2008, depuis le Sénat dont je présidai la commission des finances, j’avais fait adopter un amendement à l’article 47-2 de notre Constitution « Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière ». Dans mon esprit, la certification en était le corolaire implicite.

Enfin, à titre personnel, je me suis toujours étonné, au plan européen, de la diversité des procédures, des normes et pratiques de comptabilité publique. Lorsqu’il s’est agi de créer notre monnaie unique, il a fallu convenir d’un règlement de copropriété puisque nous avions décidé de faire naître une monnaie orpheline d’Etat. Pour l’essentiel, il s’agissait du pilotage des finances publiques. Les dispositions du texte fondateur, le Traité de Maastricht, fixe donc aux pays détenteurs de l’euro des bornes budgétaires relatives au déficit public (3%) et au niveau d’endettement (60%). Au déshonneur des comptables publics nationaux, la production des données a été confiée aux instituts de statistiques nationales, en France l’INSEE, sous le contrôle d’Eurostat, organisme dépendant de la Commission européenne, chargé des statistiques européennes. Nous touchons ici une étrangeté des gouvernances souveraines. Chacun peine à s’extraire de sa culture du clair-obscur et de l’entre-soi. Avec les statistiques, les arrangements cosmétiques sont-ils plus aisés ? Cette situation fait le bonheur des agences de notation, sans doute plus redoutées que les autorités de Bruxelles.

En préparant notre colloque sur la certification des comptes des collectivités territoriales, nous nous sommes interrogés sur la lisibilité des données certifiées : quel format ? quel contenu ? pour qui ? et au fond, quel intérêt ? Ce qui est en cause, c’est la reddition des comptes. Les constituants de 1789 en avaient posé le principe dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, article XV « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Formulation si péremptoire qu’elle est gravée dans la Grand Chambre de la Cour des comptes. La reddition de comptes, pour essentielle qu’elle soit dans toute communauté humaine où le pouvoir de gestion est délégué, les entités de la sphère publique en ont manifestement perdu le sens et la vision, aveuglés par leurs réglementations et coutumes. Mais au fond, ne s’agit-il pas d’un manquement aux exigences élémentaires de la démocratie ?

Par contraste, dans les entreprises et les associations, les parties prenantes prennent connaissance du résultat de la gestion et de la situation patrimoniale au vu des états financiers présentés par les dirigeants, documents lisibles, compréhensibles et pédagogiques. Le quitus aux gestionnaires en dépend. Rien de tel pour l’Etat, la Sécurité sociale et les collectivités territoriales. Paradoxalement et étonnamment, l’autorité politique élude ce moment solennel.

Pour les organismes de Sécurité sociale, aucun document synthétique agrégeant dépenses et recettes par nature, consolidant les comptes des entités contrôlées, distinguant situation patrimoniale et compte de résultat n’est établi. On doit se contenter d’une liasse épaisse de documents analytiques et abscons, assortis de budgets annexes. S’agissant de l’Etat, si d’incontestables progrès ont été accomplis en application de la LOLF, il est stupéfiant d’observer que ni le gouvernement, ni le Parlement, s’en saisissent. Le débat, par tradition, s’en tient à la loi de règlement. Dans ce qui relève d’une sorte de culture de l’opacité, l’approbation des comptes devient un exercice ennuyeux et formel, voté dans l’indifférence générale. Edgar Faure moquait nos routines budgétaires par cette fameuse trilogie « Litanie, liturgie, léthargie ».

En l’état, question fondamentale, à quoi bon certifier les comptes s’ils n’intéressent personne ?

Ces considérations seraient futiles si la France maîtrisait son endettement creusé par un demi-siècle de déficit chronique. On notera toutefois que les collectivités territoriales, à la différence de l’Etat et des organismes de protection sociale, ne sont pas autorisées à emprunter pour financer leurs dépenses de fonctionnement.

En préambule à la certification des comptes, ce colloque aborde le concept de reddition de comptes, plus précisément de son intelligibilité. Une expérimentation de la certification vient d’avoir lieu. Ce qui est en cause, c’est la fiabilité de l’information comptable dans la gouvernance publique, encore faut-il qu’elle soit parlante, qu’elle soit accessible et compréhensible par tous les membres de la communauté, qu’elle soit nationale ou locale. Les contempteurs des propositions de réformes ont tôt fait de dénoncer des « réformes comptables » et d’invoquer le manque de moyens sans remettre en cause structures, organisation et mode de gouvernance. En focalisant l’attention sur les projets de budget, à tous les niveaux, les acteurs politiques privilégient les effets d’annonces. Nombre de crédits inscrits ne sont jamais engagés. Députés et sénateurs consacrent un trimestre au vote des budgets de l’Etat et de la sécurité sociale. Au vote final, avec ou sans recours au 49-3, le texte est pratiquement identique à celui mis en discussion par le gouvernement. Dix-huit mois plus tard, l’approbation de comptes sera expédiée en quelques heures, dans l’apathie médiatique. Le scénario est souvent identique au plan local.

Avec nos grands témoins, nous allons faire un état des lieux et tenter de mettre en perspective ce que pourrait être la reddition des comptes publics dans notre démocratie. Noble ambition est de mettre la comptabilité au service de la République, de l’intérêt général et de la démocratie.

Notre colloque va se dérouler en deux temps, un état des lieux d’abord, puis une mise en perspective. Grâce à nos intervenants et aux débats que susciteront leurs propos, nous tenterons de répondre à trois questions :

  • La certification est-elle un exercice utile et gratifiant pour les collectivités territoriales ?
  • Que faut-il faire pour rendre la reddition de comptes intelligible par toutes les parties prenantes ?
  • Les dirigeants politiques sont-ils prêts à donner à la reddition de comptes la place qu’elle occupe dans la sphère privée, dit autrement la place qu’elle doit occuper dans notre démocratie